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Le mur ou l’échange avec soi 

© Julien-Paul Remy

Dans l’imaginaire collectif, la notion de mur évoque souvent la séparation, le vide et la fermeture. Au tennis, ce mot recouvre une toute autre gamme de significations : dépassement, ouverture, pont, terrain vertical. Coup de projecteur sur cet acteur de l’ombre à une époque où l’intérêt des clubs pour les murs se lézarde, les ravalant parfois au rang de vestiges d’un temps révolu. Comme semble l’indiquer, de manière prémonitoire et ironique, leur aspect de stèles funéraires colorées.

© Julien-Paul Remy

Le mur représente un miroir, de notre jeu et de nous-mêmes, de ce qu’on fait et de ce qu’on est. Il en va d’un miroir opaque qui, à défaut de renvoyer notre image de manière transparente, ne renvoie pas moins à nous-mêmes : le mur ne nous entend pas mais on s’entend à travers lui, il ne nous voit pas mais on se voit à travers lui. Non pas miroir de notre image, immatérielle, mais miroir de nos actes, concrets et palpables. Immobile dans son impassible force matérielle et brute, imperturbable et invincible. Mobile dans le reflet qu’il renvoie de nos coups. Lieu de contraste entre l’état inchangé de la matière, et le devenir permanent du joueur. 

Le mur figure à la fois le lieu de l’impossible et de tous les possibles : impossibilité de le surmonter et de le vaincre, possibilités multiples de se l’approprier et de développer son jeu. En jouant avec le mur (peut-on jouer contre lui ?), on comprend que le tennis ne se joue pas seulement contre, mais aussi avec. On ne joue plus pour gagner précisément parce que toute issue victorieuse est vouée à l’échec. On ne veut plus gagner parce qu’on ne peut plus gagner ou, du moins, plus gagner contre l’autre. Au contraire, on prend conscience de la possibilité de gagner d’une autre manière, avec et contre soi. L’adversaire se mue en partenaire. On apprend enfin à jouer pour jouer, et/ou à jouer pour mieux jouer. Le mur est un lieu où l’enfant apprend à devenir adulte et où l’adulte apprend à redevenir enfant.

En plus de refléter nos actes, le mur nous tend un miroir de notre imaginaire, capable de se muer en écran qui, parce que dénué de toute image en dehors d’une sphère jaune voltigeant et défiant les lois de la gravité, peut contenir toutes les projections de notre esprit, produits de nos rêves et de nos désirs. Le mur est un vide qui accueille la plénitude. Un écran où l’on s’imagine affronter ses idoles dans des stades pleins à craquer, nous catapultant à la fois sur le terrain et dans les tribunes. Un silence à l’écoute du bruit. Un terrain fixe déterritorialisable. 

Le mur n’est pas un lieu qui ferme mais qui ouvre. Il s’apparente à un pont plus qu’à une barrière, reliant qui on est et qui on devient, le sol de notre présent et le ciel de nos ambitions tournées vers l’avenir. Le mur est une limite qui nous permet de dépasser nos propres limites. Il cristallise une tension entre l’isolement, l’intérieur, la bulle de solitude qu’on se crée et le plein air, le monde extérieur. Le mur nous enferme pour mieux nous ouvrir à nous-mêmes. 

Le mur mêle la course et la boxe. Il partage avec la course la continuité liée à l’absence de limite de temps prédéfinie, le mouvement constant, l’expérience d’une temporalité infinie ainsi que l’idée d’une quête sans autre destination qu’elle-même. Il s’assimile aussi à une cible, à un punching ball de pierre qui, au lieu de se borner à recevoir les coups, les rend systématiquement, sa violence étant proportionnelle à celle qu’on lui inflige. 

Le mur représente un lieu où l’on s’invente ses propres règles et où le joueur jouit de la plus grande des libertés : celle d’être faillible, de se tromper, de commettre des fautes. Car une erreur sans autre témoin que soi-même échappe au jugement et donc au spectre de l’échec. Le mur est un pédagogue qui ne juge pas, une verticalité horizontale. 

Le mur est un bras de fer avec soi-même, un lieu où l’on est le chasseur et le chassé, le bourreau et la victime, le commanditaire et l’exécutant, le chef d’orchestre et le soliste, le chef et l’esclave, le professeur et l’élève, l’émetteur et le destinataire, l’acteur et le spectateur. Le mur est ce rien capable de tout. À l’image de l’être humain. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.