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Le tennis pour dépasser le handicap

Rafael Nadal, Novak Djokovic et Stan Wawrinka figurent aujourd’hui parmi les légendes du tennis moderne et du sport.

Par leurs performances respectives, aux quatre coins de la planète, Stan the Man, le Djoker et le roi de la terre enchantent leurs fans au quotidien en usant chaque jour de leurs cartes maitresses.

Au-delà des aspects purement sportifs, Rafa et Novak et Stan sont des personnalités différentes aux qualités humaines extraordinaires qui rappellent qu’une légende est bâtie sur un palmarès et une personnalité hors du commun. 

En tant que fan de tennis en situation de handicap, atteint d’une paralysie cérébrale, je m’inspire depuis l’enfance de ces joueurs iconiques aux parcours singuliers. Ils me permettent de livrer mes combats personnels en m’appuyant sur leurs forces et d’aimer profondément le tennis. Mes objectifs sont simples : Profiter de chaque moment sur le court et partager le terrain avec les plus grands champions de l’ATP. 

Sur les courts, je pratique le tennis adapté assisté d’un coach en région parisienne, une fois par semaine. Je dois ici rendre hommage à mon coach Filipe qui m’accompagne depuis 9 ans dans cette aventure sportive faite de passion et de travail. A l’entraînement la maxime de Rafa « Work hard, have fun and make it happen » résonne en permanence dans mon esprit

Dans ma vie la maladie se caractérise par des douleurs et des raideurs musculaires multiples, des difficultés de coordination du mouvement. Elle nécessite un traitement et 2 à 3 séances de kinésithérapie par semaine. Avec ces contraintes, difficile de m’imaginer jouer au tennis, et pourtant c’est mon activité favorite.

Au quotidien j’ai à cœur de partager sur les réseaux ma manière de jouer pour montrer que rien n’est impossible et qu’il appartient à chacun de poursuivre ses rêves. Je crois profondément à l’inclusion par le sport. Le sport a le pouvoir de fédérer les citoyens et d’offrir une espace d’épanouissement qui éclipse les difficultés du quotidien. 

Ces dernières années j’ai toujours cru en mon étoile, celle du tennis qui éclaire ma vie et j’ai pu déjà réaliser un certain nombre d’accomplissements. Pour Courts Mag, je partage mes expériences en espérant qu’elles pousseront des jeunes à croire de nouveaux en leur rêve quelle que soit leur condition social ou sanitaire. 

Rafael NADAL est ma première source d’inspiration, mon idole, le modèle sportif de ma jeunesse. 

Souffrant d’une infirmité motrice et cérébrale depuis ma naissance, j’ai découvert Rafael Nadal à l’âge de 6 ans lorsque les opérations chirurgicales et les séances de réadaptation à l’hôpital s’enchainaient aux rythmes des matchs de Roland-Garros. Rafa, a alors 19 ans et fait preuve d’une combativité exemplaire pour sortir coup sur coup Richard Gasquet puis Sébastien Grosjean. Je me souviens parfaitement de ces rencontres dominées par un jeune homme des Baléares qui brillait par sa volonté et par la puissance de ses grands coups liftés. 

Plus tard, soucieux de ma réussite scolaire malgré mon handicap et de ma participation aux cours d’éducation physique au collège puis dans l’enseignement supérieur, l’Espagnol est alors apparu comme un modèle de travail et d’implication sur le chemin de la réussite. 

Mon parcours semé d’embuches face au système éducatif pas encore engagé dans l’inclusion m’a demandé de la résistance et du courage pour réaliser mes objectifs. A cet égard, la légendaire combativité du majorquin était une immense source d’inspiration en accord avec ma propre éducation. A l’occasion de Roland-Garros 2019, après des années d’espérance j’ai eu la chance de rencontrer Rafa après la finale remportée face à Dominic Thiem. Cette rencontre à 21h27 au crépuscule et au cœur du court Philippe-Chatrier reste pour moi un immense moment d’émotion. 

Rafa m’inspire pour pratiquer mon sport en conservant une attention particulière à ma progression. J’apprécie son style de jeu en puissance mais je m’attache toujours à rappeler que le Majorquin a une main magique, c’est un volleyeur exceptionnel. Mon séjour de 4 jours en Espagne au sein de la Rafa Nadal Academy en février 2022 a ici constitué un aboutissement comme l’opportunité de vivre encore ses rêves malgré la maladie. L’Académie m’a ainsi offert la possibilité d’apprécier de nouveau un moment magique avec Rafa pour partager notre passion commune du tennis et lui exposer ma manière de pratiquer. Cette visite m’a aussi montré que derrière un champion exceptionnel d’une gentillesse incroyable, il y a une équipe bienveillante et pleinement au service du champion. Je garde en mémoire les échanges riches avec Rafael Maymo, son physiothérapeute avec qui nous avons parlé kiné et les conseils tennistiques fondés sur le plaisir et le travail qu’a pu me prodiguer l’oncle Toni. Rafa prête une attention particulière à la question du handicap à travers les actions de sa fondation et l’accueil d’initiative favorisant la pratique sportive comme moteur de l’inclusion sociale. Cette rencontre avec Rafa réunit un garçon aux jambes atrophiées et au pied plat sévère (comme Rafa) et un champion impressionnant remarquable pour la puissance de ses frappes et sa combativité à nulle autre pareil. 

Novak Djokovic est le symbole de la surprise. Après Roger Federer, Novak Djokovic est l’autre grand rival de Rafael Nadal, pourtant, j’ai toujours apprécié sa spontanéité. Son empathie certainement renforcée par son passé tumultueux au milieu des bombes l’amène à s’engager dans des causes sociales et au service de l’inclusion. Nole n’hésite pas à utiliser son écho médiatique pour faire la promotion du para-sport. Il affiche ainsi régulièrement sa proximité avec l’ex-joueur de tennis fauteuil Dylan ALCOTT lors de l’Open d’Australie ou avec l’argentin Gustavo FERNANDEZ qui figure parmi les meilleurs joueurs du monde de tennis-fauteuil. Son partenariat avec Lacoste l’a amené à valoriser dans sa communication la nouvelle collection vestimentaire développée par l’athlète handisport Théo CURIN. Lors du tournoi de Dubaï 2020 auquel j’ai assisté, peu de temps avant l’explosion de la crise sanitaire, Novak Djokovic a pris le temps de partager un moment sur le court avec des enfants lourdement paralysés. Il a ainsi à cœur de partager sa passion à travers des moments où il est possible d’oublier la maladie et les difficultés de la vie ne serait-ce qu’un instant. 

Novak Djokovic m’a ainsi offert lui aussi plusieurs souvenirs inoubliables dont le dernier en marge des Internationaux de France de Roland-Garros 2022. Grace à mon travail acharné sur les courts, Novak a fini par repérer l’une de mes vidéos de joueur en situation de handicap physique que je poste régulièrement sur les réseaux sociaux pour tenter d’attirer l’attention des champions et véhiculer modestement un message d’espoir pour dire que la passion l’emporte sur tout le reste. Le Serbe m’a contacté par les réseaux un soir où je terminais mes révisions d’examen pour me proposer une rencontre. 

C’est ainsi que j’ai pu retrouver le numéro 1 mondial en salle de presse à l’issue de son succès au 2e tour. J’ai ainsi été marqué par la générosité immense de Djokovic, son attention et la communication qu’il a faite au grand public au sujet de notre meeting. Je garde précieusement en mémoire ses conseils sur la nécessité de continuer de travailler dur sur les terrains pour atteindre ses rêves. Je dois ici rendre hommage à son agente la discrète et formidable Elena Cappellaro. 

Dans cette rencontre il y avait une différence saisissante et amusante, un décalage entre moi, le jeune fan amateur passionné par le jeu au corps cabossé et la personnalité de Djokovic qui représente à mes yeux le joueur parfait sur le plan physique comme en témoigne sa souplesse inégalable dans le monde du tennis. Cette opposition se retrouve aussi dans nos styles. Alors que ma mobilité limite considérablement mon endurance dans les échanges et ma capacité à jouer des revers recouverts (j’utilise davantage le slice) je me retrouve face à l’homme qui a fait de la ténacité du fond du court sa marque de fabrique et de son revers, un coup signature admiré par tous les observateurs.

Novak m’a promis dans son tweet qui a suivi ce moment de partage que nous finirons par échanger quelques balles un jour ensemble. Partager le terrain avec les plus grands joueurs de la planète constitue mon rêve le plus ultime, j’espère y arriver un jour. 

Que dire enfin de Stan Wawrinka ou plutôt Stan The Gentleman. Comme rappelé plus haut, je rêve de taper des balles avec les meilleurs joueurs de la planète. Lors du Rolex Paris Masters j’ai donc tenté de toucher le champion suisse. Pour moi le niveau qu’il avait affiché en finale de Roland-Garros 2015 pour s’adjuger la Coupe des Mousquetaires restent l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de ces dernières années. Stan est très proche de ses fans et surtout assez fréquemment connecté sur les réseaux. C’est ainsi que 48h après avoir posté quelques images en exprimant mon désir de défier Stan au RPM, Stan the Man m’a contacté en MP pour concrétiser ce rêve fou avant son entrée dans le tournoi.

Lundi 30 octobre à 16h30, accompagné de Stéphan Brun coordonnateur des relations avec les joueurs à la FFT, qui fait un merveilleux travail depuis 30 ans, j’ai pu rejoindre Stan sur son court d’entraînement. J’assistais, émerveillé à cette préparation d’avant match qui demande beaucoup de concentration. Stan travaillait son service kické et la cadence dans la diagonale de revers à une main. Ce revers quel beauté ! On voyait là le travail tactique mis en œuvre pour tenter de battre Dominic Thiem en night session. Le Suisse m’a alors permis de taper quelques balles avec lui sur les dix dernières minutes de l’entraînement. Quel moment magique ! Stan c’est un grand gamin, 38 ans avec un esprit de 17 ans. Les fans le surnomment « Stanimal », pour moi c’est le gros nounours adorable de bonne nuit les petits qui vous dit faites de beaux rêves et mais qui finalement réalise vos propres rêves en toute simplicité. Je l’aime et l’admire et n’aurai jamais assez de mots pour le remercier de cette délicate attention. 

Rafael Nadal, Novak Djokovic et Stan Wawrinka m’ont inspiré et offert des moments magiques. A l’heure d’achever l’écriture de cette article, me viennent à l’esprit les mots inspirants prononcés par Novak Djokovic en soulevant son 22e titre en Grand Chelem raisonnent encore en moi : « Rêvez en grand, osez rêver, ne laissez personne vous enlever votre rêve ».

Capturer le son, prolonger l’échange

Au son, on sait qu’elle sera gagnante. Impact compact, clarté dans la dynamique, la réverbération du stade qui soudain crée de la cohérence à l’écho. Pas besoin de regarder, cette balle ne reviendra pas. Elle conservera avec elle, pour toujours, le souvenir capturé de ce son mat. Et, faute d’être un jour réemployée, elle le conservera pendant 2500 ans — le temps nécessaire à ce qu’elle se dégrade. Ensuite, et seulement ensuite, le son sera libéré. 

Le tennis est l’un des sports les plus polluants du monde. L’équation est simple : des balles coûteuses écologiquement à produire, ayant une durée de vie très courte et mettant plusieurs milliers d’années à se dégrader. L’équation est si simple qu’une fois tous ces paramètres pris en compte, de l’autre côté du signe égal une évidence s’impose : pour peu que nous décidions collectivement de prendre en compte le réchauffement climatique et d’agir pour a minima le contenir (mieux vaut tard que jamais), voilà un sport voué à disparaître. 

Avouez que ce serait dommage. Partant du principe que vous êtes plongé dans la lecture d’un article émanant d’une revue de tennis, je pense que vous l’avouerez sans difficulté. Nous ne sommes pas les seuls à penser que la disparition inéluctable du tennis, sacrifié sur l’autel de son empreinte carbone, ferait de la peine. Mathilde Wittock, une écodesigneuse basée à Bruxelles, a même quelques idées pour conjurer le sort et faire en sorte que cela ne se produise pas. Et là aussi, il est question de son et de balles.

Time is on her side

Tout commence à la Saint Martins Art School de Londres où Mathilde Wittock étudie le design industriel. Et manque de tout abandonner lorsqu’elle constate que les produits qu’on lui demande de concevoir ne prennent pas du tout en compte la question environnementale. Elle qui, par son futur métier, voulait apporter des solutions durables au problème majeur que constitue la fin annoncée de la planète pour cause de radiateur à bloc et d’énergie fossiles découvre que sa filière de cœur fait en réalité partie du problème. Dès lors, Mathilde Wittock se trouve confrontée au même dilemme qui agite les hommes et les femmes depuis la nuit des temps : pour exprimer son désaccord, vaut-il mieux rompre avec le système ou le changer de l’intérieur ou créer un système alternatif en espérant supplanter le système, coucou la PTPA ? Elle décide de donner à son travail une orientation différente en s’inscrivant dans une démarche d’écodesign pour donner du sens à ses créations.

Mathilde réfléchit à la question et cherche le bon bout de la raison ; pour elle, ce ne sont pas les matières les responsables du problème environnemental, mais la manière dont on les traite. Il faut imposer un nouveau paradigme circulaire pour éviter la surproduction inutile et allonger la durée de vie des matières, des produits qu’elles constituent et de la planète. Autrement dit : comme Andy Murray ramenant toutes les balles, il faut donner une chance à la matière ; comme Andy Murray revenant à hauteur pour la troisième fois consécutive après avoir été mené deux sets à rien, il faut prolonger l’espoir ; comme Andy Murray continuant de jouer avec une hanche en métal, il faut prolonger la vie.

Acoustique et vieilles dentelles

Un jour, un client lui commande un modèle de parois acoustiques pour open spaces susceptibles d’être produit partout dans le monde via le tissu local et les ressources disponibles. Mathilde Wittock envisage divers types de bois, mais aucun n’offre de propriété acoustique réellement satisfaisante. Elle se met alors en tête de réfléchir au potentiel réemploi de déchets locaux à des fins acoustiques. Quels types de déchets trouve-t-on partout dans le monde, standardisés sur le même modèle et qui pourraient convenir à ces besoins ? 

Un indice : c’est jaune et ça laisse des peluches. 

Sphérique, sensuel, sensoriel et recyclable

Le choix de la balle de tennis ne vient pas de nulle part. Pratiquante (obédience Federer) depuis ses 5 ans, Mathilde Wittock a toujours nourri pour la balle de tennis une sorte de fascination qui l’avait amenée, dans le cadre d’un autre projet, à en utiliser pour remplir des coussins. Il est vrai que la balle présente des avantages indéniables : sphérique, avec une matière très stimulante sur le plan sensoriel, elle est aussi une aberration écologique qui met cinq jours à être produite pour être jetée au bout de neuf jeux. Mathilde comprend que l’utilisation des balles dans le projet acoustique pourrait à la fois permettre de répondre à la commande et à ses exigences écologiques et esthétiques. 

Elle se met alors à découper des balles pour leur donner un nouveau look et finit par les couper en deux. L’assemblage permet de dissimuler le logo. Les balles sont parties pour leur nouvelle vie. 

Je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’elles renferment encore sur leur panneau acoustique tous les bruits mats des frappes qui les ont promenées sur les courts. Il faut dire que les sons ne s’éteignent jamais vraiment. Ce n’est pas Mathilde Wittock qui dira le contraire. 

Hypersensibilité sensorielle

Peu après s’être lancée dans la création de mobilier à base de balles recyclées, Mathilde Wittock s’est rendue compte que tous les projets qui l’animaient étaient liés au son. Facilement destabilisée par le bruit, Mathilde Wittock a mis des années avant de comprendre qu’elle avait développé à l’égard des vibrations sonores une hypersensibilité. A tel point qu’elle a mis en place des mécanismes de coupure totale avec son environnement pour pouvoir travailler, se concentrer, vivre.

De cette fragilité, Mathilde Wittock a fait une force : ses recherches sur l’impact du son sur la santé lui ont permis de développer une expertise peu courante dans le design contemporain. De tous les sens mobilisés, le son est en effet le grand oublié des designers qui oublient que toutes les matières produisent une sensation sonore. Au royaume de l’image, le son n’a pas sa place. Il s’agit pourtant d’une vibration physique qui peut avoir un impact sur la santé à terme, ne serait-ce que parce qu’on écoute en boucle la même chanson mille fois et que l’on finit par en nourrir une migraine persistante.

Ce qui nous ramène invariablement (c’est une constante mais elle a sa logique, vous en conviendrez) au tennis : le tennis est l’un des rares sports qui requiert encore aujourd’hui un silence absolu. Ce silence est bien sûr la condition nécessaire à la concentration des joueurs ; il est aussi et surtout indispensable pour entendre le bruit des balles. 

Silence, solitude, missiles en bout de course. Le tennis est par nature le sport de l’introspection, de la réflexion, de la transcendance. C’est une formidable répétition de la vie où l’on apprend à faire face au stress, à affronter la déstabilisation. Une école où l’autre s’oppose à nous mais s’avère indispensable à notre propre survie. Le tennis est un miroir déformant de nous-mêmes traversant la vie. 

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Mathilde Wittock ait décidé de pousser plus loin son travail avec les balles de tennis. 

Une matière, mille emplois

Car en utilisant ce matériau, l’écodesigneuse a très rapidement compris qu’elle avait créé une matière plus encore qu’un design. Après les panneaux acoustiques, elle s’est mise à construire des bancs, puis des fauteuils sur cette même base. C’est beau, c’est confortable et c’est écolo. 

Désormais, Mathilde Wittock poursuit un double objectif : améliorer ses créations grâce à la collaboration potentielle d’acousticiens et de sérialiser leur production à travers, par exemple, un partenariat avec des tournois désireux de faciliter le réemploi de leurs balles. Voilà qui permettrait aussi de faire connaître davantage son travail et, potentiellement, d’inspirer le monde du tennis dont la survie à moyen terme est compromise en l’absence d’une profonde réforme sur le plan de son impact environnemental. 

J’évoquais deux ambitions ; ajoutons-en une troisième : si Roger Federer souhaite se reposer sur un banc ou un fauteuil de sa création, Mathilde sera plus que ravie de le lui permettre. 

Constant Lestienne

un magicien dans le Top 100

Sur le circuit, il est connu pour son jeu atypique, ses services à la cuillère et… ses tours de magie qu’il distille dans le vestiaire aux autres joueurs. Constant Lestienne, 30 ans, a goûté pour la première fois à la lumière du top 100 l’été dernier après de longues années à batailler dans l’ombre du circuit secondaire. Une belle récompense pour le Français qui a raconté à Courts ses premiers pas dans l’élite, sa rencontre avec Roger Federer et sa passion pour la magie.

 

Courts : Comment as-tu vécu ton entrée dans le top 100, comme un soulagement, un aboutissement ou simplement une étape de franchie ? 

Constant Lestienne : Oui, on peut le voir comme un aboutissement dans le sens où j’avais essayé toutes ces années de l’atteindre sans réussite. Je suis très content de pouvoir dire que j’ai été dans le top 100, c’est symbolique pour tout joueur de tennis. Mais maintenant que j’y suis, je le vois plus comme une étape et j’ai envie d’aller chercher bien plus haut, pourquoi pas jusqu’au top 30 par exemple. Je m’en sens capable. 

 

C : Tu as joué pendant des années sur le circuit Challenger, est-ce vraiment l’univers impitoyable que l’on imagine ? 

C.L. : Oui, c’est vraiment la guerre. Tout le monde a le couteau entre les dents, on ne gagne pas beaucoup d’argent. C’est vraiment une étape que tout le monde veut franchir avant le Graal, qui est de jouer les tournois ATP. Donc c’est une ambiance qui est assez dure. Tout le monde a envie d’être performant, les conditions de jeux sont plus difficiles, les matches ne sont pas télévisés. C’est compliqué, il faut faire son trou.

 

C : Maintenant que tu joues les tournois ATP, qu’est-ce qui change le plus par rapport au circuit Challenger ?

C.L. : C’est surtout l’organisation qui est bien meilleure. On joue dans de grandes villes qui sont faciles d’accès. On a des beaux hôtels, on vient nous chercher à la gare ou à l’aéroport. On mange mieux. Et puis forcément, on joue sur des courts centraux avec du monde. Mon entourage peut regarder mes matches à la télé. Tout est plus facile en fait, ce sont plein de petits détails qui font que la vie est plus agréable.

 

C : Financièrement aussi cette entrée dans le top 100 doit te permettre de voir venir, est-ce que tu sens moins de pression à ce niveau-là ?

C.L. : Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne joue pas pour l’argent. Moi, en tout cas, je ne joue pas pour l’argent. Ce qui peut me faire stresser, c’est plutôt les points ATP. C’est le véritable enjeu. La question de l’argent ne m’a jamais paralysé dans mon jeu. Après, dans les tournois du Grand Chelem, on sait qu’il y a la possibilité de gagner énormément d’argent, mais tout ça vient avec le classement. 

 

C : Est-ce que tu t’es fait un petit cadeau pour fêter ton entrée dans le top 100 ?

C.L. : Non, pas vraiment. J’ai voyagé un peu en business quand je suis allé à San Diego et puis ensuite pour aller à Tel Aviv. C’était la première fois de ma vie que je voyageais en business class donc je considère ça comme un petit cadeau. Mais je ne me suis rien acheté encore. J’essaie de garder la tête sur les épaules et de ne pas m’emballer. 

 

C : Physiquement tu sembles enfin avoir trouvé une certaine stabilité alors que jusque-là, ta carrière avait toujours été freinée par les blessures.

C.L. : J’ai un kiné qui est basé à Paris que je vois régulièrement et qui prend soin de moi. Ça me permet de repartir « requinqué » pour le prochain tournoi. D’ailleurs, mon but pour l’année prochaine serait de voyager avec un kiné sur plusieurs semaines pour travailler plus en profondeur. L’objectif, c’est aussi de pouvoir jouer encore longtemps, jusqu’à 35 ou 36 ans. Ce serait vraiment génial parce que j’adore ça. Grâce à mon classement et au prize money des tournois ATP, maintenant je peux envisager de voyager avec un kiné. Sur le circuit Challenger, à moins d’avoir un sponsor, la question ne se posait pas. 

 

C : Il semble aussi que tu aies trouvé de la stabilité dans ton entourage avec ton entraîneur Julien Varlet.

C.L. : Oui, ça se passe super bien avec lui à la « French Touch Academy » où je vais aller cet hiver pour préparer l’Australie. C’est vraiment une équipe de « mecs » adorables et compétents, je sens que je fais partie d’une famille, tout le monde est derrière moi. C’est important de savoir qu’on a des personnes derrière nous. Il y aussi ma copine Léa qui est pour beaucoup dans ma réussite. Elle m’a beaucoup aidé émotionnellement à franchir le cap. Elle m’a accompagné pendant un an sur les tournois. Tout cet environnement m’a beaucoup aidé à entrer dans le top 100. 

C : Avec ces bons résultats, tu as été un peu plus médiatisé, est-ce que tu sens plus d’attention et de reconnaissance ? 

C.L. : Oui un petit peu. Bon, c’est sûr que si je marche dans la rue, personne ne va me reconnaître (rires). Ce qui pourrait me faire connaître c’est de gagner des matches à Roland-Garros ou à Bercy. Mais pour l’instant, je ne suis pas encore connu du grand public. 

 

C : Quel joueur du top 10 aimerais-tu affronter ?

C.L. : J’aimerais bien jouer contre Nadal parce que c’est mon idole. Mais bon, je préfère faire des matches contre des adversaires moins bien classés et les gagner, plutôt que de tomber au premier tour contre un membre du top 10, même si ce serait une bonne expérience. 

 

C : Tu as eu l’opportunité de servir de sparringpartner à Roger Federer en 2018 à Dubaï. Peux-tu nous raconter cette expérience ?

C.L. : C’était un super souvenir, que je garde précieusement. Roger avait demandé deux Français pour s’entraîner pendant 3 semaines à Dubaï et la FFT nous avait fait ce cadeau avec Corentin Moutet car on avait fait une bonne saison. C’était incroyable de partager ses entraînements pendant presque trois semaines. J’ai appris à le connaître et c’est vraiment un mec en or, trop sympa. Il m’avait donné quelques conseils. 

 

C : Dans ta façon de jouer, assez créative, on sent que tu as besoin de t’amuser sur le court. Est-ce que quand on est joueur professionnel on arrive encore à voir le tennis comme un jeu ? 

C.L. : Pas trop, je le prends vraiment comme mon métier. Parfois, il est bon de se rappeler qu’on joue à un jeu. Mais on arrive à un niveau où il faut vraiment être sérieux, où tout le monde a envie de gagner avant de s’amuser, avant de jouer. 

 

C : Tu es un adepte du service à la cuillère, quel est le secret pour réussir ce coup ? 

C.L. : Le service à la cuillère, j’ai commencé à l’utiliser il y a 4 ans. C’est parti d’une blessure à l’épaule qui m’a empêché de servir à plus de 160 km/h pendant trois ans. Il y a des moments où ce coup m’a sauvé. C’est un coup qu’il faut garder pour des moments précieux, il ne faut pas en abuser. D’abord, il faut s’assurer avant de le faire que son adversaire est bien en position, sinon il peut prétendre qu’il n’était pas prêt et le point doit être rejoué. Il est plus facile de le tenter côté avantage. Il doit être le plus court et rasant possible pour que l’adversaire soit en bout de raquette obligé d’aller au filet, puis on tire un passing ou un lob.

 

C : En dehors du court tu as une passion peu commune, la magie, d’où vient-elle ? 

C.L. : J’ai toujours aimé la magie. À l’âge de 24 ans, j’ai eu une blessure et donc je suis resté à Paris pendant plusieurs mois. Je suis entré dans un magasin de magie et j’ai rencontré des magiciens qui m’ont dit : « Vas-y, montre-nous ce que tu sais faire. » Je tremblais, mais j’ai essayé de faire un tour (rires). Ensuite les mecs m’ont emmené dans un café et m’ont montré plein de trucs. Là, j’avais des étoiles dans les yeux, je suis tombé amoureux de la magie. Depuis ce jour, je n’ai jamais arrêté.

 

C : Est-ce que tu trouves le temps de pratiquer ? 

C.L. : Avec une vie de joueur de tennis on a beaucoup de temps morts, dans les hôtels, dans les transports, les aéroports. Je trouve ça bien d’avoir un paquet de cartes dans la poche. On a le temps de s’exercer ou bien d’amuser la galerie, de faire plaisir aux copains. Je trouve ça très agréable. Ça me permet de me changer un peu les idées pendant les tournois. J’en ai fait un peu moins cette année car j’ai été plus concentré sur mon tennis, mais je garde cette passion ; et pourquoi pas l’utiliser plus tard ?

 

C : D’ailleurs, est-ce que tu as parfois recours à la magie pour jouer des mauvais tours à tes adversaires ?

C.L. : J’ai étudié le mentalisme qui est une partie de la magie et ça m’a un peu aidé à lire mes adversaires au retour de service.  Oui, il y a deux ou trois trucs qui m’ont aidé pour essayer de lire les zones. 

 

Est-ce que les autres joueurs connaissent ta passion pour la magie ?

C.L. : Oui, je suis connu dans le vestiaire pour mes tours de magie. Quasiment tous les joueurs le savent, j’ai fait pas mal de tours pendant les tournois. On m’appelle le magicien ! 

 

Article publié dans COURTS n° 13, automne 2022.

La lenteur

© Ray Giubilo

Madeleine, 6 ans, a dit un jour ceci : « Et si les Indiens avaient gagné la guerre contre les cowboys, la terre serait moins polluée… »

 

Au premier abord, on aurait tendance à voir dans cette phrase une réflexion à la candeur amusante, pourtant, elle interroge et est suffisamment sérieuse pour être citée dans Philosophie Magazine. Grosso modo, la pensée de la jeune fille est la suivante : si l’éthique amérindienne, dont l’un des principaux piliers était la sobriété et la lenteur, avait pu vaincre la quête de démesures, d’abondances et de vitesse de la société européenne, nous n’en serions peut-être pas arrivés à ce point de non-retour sur la question écologique. On peut pousser la question de leur opposition philosophique jusqu’à sa limite la plus extrême : si les lentes incantations chamaniques des grands chefs Sioux avaient pu venir à bout des démons de la vitesse, aujourd’hui, le tennis serait sans doute le sport le plus regardé… Plus sérieusement, on peut constater que dans ce monde tournant de plus en plus vite, le tennis, qui lui, prend tout son temps, est simplement indispensable.

© Art Seitz

Les démons de la vitesse 

Le rythme de nos vies est effréné. Les désirs et les besoins, pour la plupart factices, sont infiniment plus nombreux et le plaisir procuré par le comblement de ces derniers est aussi éphémère que croissant. C’est une histoire frénétique sans fin, comme une soif qu’on n’arrive pas à étancher. On n’a plus le temps. On n’a tellement plus le temps que pour le prendre, il faut prévoir huit mois à l’avance. Constamment en manque de temps, alors que le progrès est censé nous en avoir libéré. C’est d’ailleurs l’un des plus grands paradoxes de l’ère moderne : plus on gagne du temps, moins on en a. Alors on s’organise comme on peut dans un univers déjà pré-organisé façon « Mon oncle » de Jacques Tati. On se déplace dans sa plus ou moins petite boîte motorisée pour se rendre au boulot dans une plus ou moins grande boîte. Puis on retourne le soir dans sa maison, une énième boîte, avec ou sans jardin, pour manger son repas en boîte et regarder une autre petite boîte dans laquelle on a souvent envie d’en distribuer. Malgré les tentatives des grandes instances tennistiques pour essayer de faire rentrer le tennis dans une de ces boîtes, en abolissant notamment la règle des deux jeux d’écart dans le cinquième set, celui-ci reste indomptable et parfaitement imprévisible. 

 

Ralentir

Le sentiment d’urgence, parfaitement anxiogène, dont nous sommes prisonniers et qui nous pousse à accélérer la cadence de façon machinale tend à disparaître dès lors que l’on commence à regarder un match de tennis. Il y a quelque chose de magique dans sa spécificité du rapport au temps. Pour le spectateur tout semble aller au ralenti. Sensation décuplée lorsque le jeu se déroule sur ocre. À partir du moment où les joueurs entrent sur le court, on remarque une certaine lenteur et un relâchement dans leur manière de bouger et de se déplacer. Les échanges sont souvent longs et entre chaque point joué, ou du moins, quasiment, ils s’en vont doucement dans le coin du terrain, en reprenant leur souffle, se saisir de leur serviette pour s’essuyer, méditer, cogiter… Juste avant de servir. Là encore, pour réussir cet exercice aussi difficile qu’il est important, on prend généralement son temps. Un temps moyen situé quelque part au milieu sur une échelle entre Roger Federer et Rafael Nadal. Les pauses sont fréquentes. Une minute trente pour le repos lors des changements de côté qui ont lieu à la fin de chaque jeu impair et deux minutes à la fin de chaque set. Il y a aussi la fameuse pause pipi fixée récemment à cinq minutes après les grosses polémiques soulevées en 2021. 

La voix de l’arbitre est calme et articulée, le silence qui règne pendant les coups de raquette participe quant à lui à une sorte d’hypnose de masse semblable aux pouvoirs orchestraux des grandes chanteuses de jazz. Lorsque Nina Simone, le regard impérieux, décidait d’arrêter de jouer quelques secondes avant de reprendre, c’était pour capter l’attention d’un public quelque peu dissipé ou faire taire le plus discret des chuchotements qui la dérangeait. Tout à coup, l’atmosphère s’intensifiait et les gens présents dans la salle faisaient d’autant plus attention aux détails les plus subtils. Comme pour le jazz, le tennis est d’une exigence absolue, tant pour les joueurs – exigences techniques, physiques et mentales – que pour les spectateurs. Le moindre petit bruit dans les tribunes peut engendrer une fausse note, un faux pas, la moindre petite inattention chez le spectateur peut lui faire louper un coup magistral. Il demande sans cesse l’ici et le maintenant de la présence. Il nous incite à reconstruire notre relation au temps, à ralentir la cadence et par conséquent, à nous faire travailler notre concentration tout en éduquant notre regard. 

© Ray Giubilo

Tennis éducation

De plus en plus d’études indiquent que le pourcentage des personnes atteintes de troubles de l’attention a augmenté depuis l’avènement du tout numérique. La « génération connectée » est naturellement la plus touchée par le phénomène. Complètement absorbée par sa tablette tactile, ou encore, son téléphone portable, véritable prolongement du corps humain, elle est à la fois ici et ailleurs mais plus ailleurs qu’ici. Les yeux rivés sur notre smartphone, on tweet et interagit dans un monde digital sans vraiment écouter les personnes du monde réel. On côtoie parfois certaines choses sans vraiment les habiter, on emmagasine une quantité astronomique d’informations sans jamais avoir le temps de les creuser, les approfondir. Notre esprit est la plupart du temps embrumé, mais, étant pris dans l’engrenage du rythme de nos vies, au lieu de ralentir le pas, on aura plutôt tendance à l’accélérer. Dans son roman La Lenteur, Milan Kundera démontre d’une superbe façon le lien très étroit qu’il y a entre la vitesse et l’oubli : « Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » C’est simple, plus on va vite et plus on oublie, au contraire, plus on ralentit et plus on se souvient. Ce qui explique notamment pourquoi les matchs de tennis qu’on a tendance à retenir, et les plus mémorables de l’histoire de ce sport, sont ceux qui ont été le plus disputés et qui ont duré le plus longtemps.

C’est précisément le caractère exigeant et totalement imprévu du tennis qui est aujourd’hui essentiel. La télévision ou même le cinéma nous offre de plus en plus de spectacles qui manquent de consistance, les émissions et les films sont   formatés à la sauce Netflix. Rythme filmique soutenu, séquences au ralenti façon blockbusters et mécanique bien huilée basée sur un algorithme savamment étudié. D’ailleurs l’expression « Netflix and chill » est parfaitement à propos, « regarder Netflix et se détendre », voilà comment on consomme le cinéma : dans la détente et sans prise de tête. Évidemment, il est rare que cela dépasse les 2 heures. Le tennis, c’est tout le contraire. Quand on regarde un match, on a besoin d’une implication quasi totale. Qui peut varier d’une heure trente aux plus de onze heures du Isner/Mahut, « Le Tango de Satan » de la petite balle jaune ! Et on a complètement tort de supposer qu’un match de tennis n’est pas narratif : c’est très souvent le contraire. On a vu passer pas mal de livres consacrés entièrement à des matchs mythiques, notamment le Coups de génie de L. Jon Wertheim autour de la finale de Wimbledon 2008 entre Federer et Nadal. Ou plus récemment Fedal : Federer – Nadal de Rémi Bourrières et Christophe Perron, bouquin décrivant les 40 confrontations entre les deux légendes.

De par son aspect dramaturgique, que ce soit dans ses règles ou dans sa forme, le tennis fait appel à une quantité incroyable d’émotions. Et pourtant, le plus étonnant c’est qu’il n’a pas besoin de plans filmiques spectaculaires pour les transmettre. En effet, c’est un sport filmé de manière extrêmement simple. Aucune fainéantise de la part des diffuseurs, simplement, un match de tennis ne pourrait pas être filmé autrement. C’est le critique de cinéma Julien Lada qui en parle le mieux : « Le centre d’attention de l’image reste la balle, et non les joueurs. Impossible de filmer un vrai match de tennis en champ-contrechamp, à une époque où la balle va jusqu’à 250 km/h dans la raquette d’un Andy Roddick ou d’un Ivo Karlović. Impossible également de faire faire à la caméra ce fameux mouvement de balancier par lequel on caricature les mouvements de tête des spectateurs. On pourrait bien filmer par le haut, mais l’image aplatie ressemble dès lors plus à une partie de Pong en HD qu’à un match de Roland-Garros. Le seul choix restant, c’est celui de positionner la caméra dans le fond du court, avec pour seule fantaisie la possibilité de varier sa hauteur. » L’image ne pourrait être plus épurée, on va encore une fois à l’essentiel. Notre attention est focalisée sur la balle et c’est alors qu’on peut se délecter de chaque frappe, et remarquer le moindre effet sur un slice de Roger Federer, mais aussi le changement de rythme sur une attaque en coup droit de Rafael Nadal ou encore toute la beauté du revers une main de Richard Gasquet. 

Comme l’écrivait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal : « La mesure nous est étrangère, reconnaissons-le ; notre démangeaison, c’est justement la démangeaison de l’infini, de l’immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l’infini, nous hommes modernes, nous, demi-barbares – et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus exposés au danger. » Retrouver une certaine mesure et donc une certaine lenteur implique ainsi de construire une idée nouvelle de la « béatitude » et du « bonheur » humain, un bonheur qui pourrait bien trouver sa source dans les limites d’un court de tennis. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.

 Non, non, rien n’a changé…

© Ray Giubilo

… tout, tout a continué. Nous ne sommes pas en 1971 et la Guerre du Vietnam est bel et bien terminée, mais un œil distraitement jeté au journal télévisé du soir nous obligera à admettre que ces paroles n’ont malheureusement pas pris une ride. Et surtout, avoir une chanson des Poppys bloquée dans la tête en mode repeat pendant au moins 48 heures après avoir parcouru une bête chronique tennistique, ça n’a pas de prix, voyons. Ne nous remerciez pas, ça nous fait plaisir. Tiens, 48 c’est peut-être aussi le nombre de titres majeurs avec lequel Novak Djokovic finira sa carrière aux environs de l’an 2043, moyennant quelques déchirures abdominales, douleurs à la cuisse à la guérison miracle, disqualifications et autres expulsions du territoire en cours de route, histoire de laisser l’illusion d’une chance à ses faire-valoir. Et pourtant, le Serbe n’est pas uniquement le baobab qui cache une forêt d’arbustes rachitiques drôlement clairsemée en termes de continuité au sommet.

 

Car oui : tout, tout a continué malgré les apparences de changement véhiculées par la narration de Netflix et les quelques ajustements cosmétiques vendus comme des révolutions par les instances suprêmes de la petite balle jaune. Prenez le cinquième set se terminant par un super tie-break en 10 points (oui, Danielle, 10 points, pas 7) à Melbourne. On pourrait tout aussi bien jouer un set unique en 3 jeux no-ad gagnants avec un pierre-feuille-ciseaux en mort subite à 2 partout : à partir du moment où certains matchs démarrent après 23 heures en première semaine, le problème de l’équité sportive reste entier pour ce qui restera de celui qui s’en sortira et devra enchaîner. Oui, mais vous comprenez, on a toujours fait comme ça, dixit Craig Tiley, docteur honoris causa ès langue de bois. Tous aux abris, l’artillerie rhétorique lourde est de sortie.

© Antoine Couvercelle

On a toujours fait comme ça, en effet. Que dire de l’énième séjour à l’infirmerie du colosse aux articulations d’argile de Manacor ? On connaît l’histoire, c’est peu ou prou la même depuis 2005 : impasse sur le Sunshine Double, tornade de prédictions catastrophistes sur les Internets (laissons cela aux trolls de France et de Navarre, ils finiront bien par avoir raison sur ce point, à l’usure), retour poussif en pleine saison de terre battue et quinzième victoire à Paris, raquette dans une main, béquille dans l’autre, perfusion d’antidouleurs au changement de côté. Au passage, à l’instar de Dino Baggio (mieux vaut tard que jamais), un jour on se posera peut-être la question d’une nouvelle limite au niveau des produits autorisés ainsi que de leur danger sur le long terme, surtout lorsque l’un d’eux vous permet d’éliminer toute sensation dans l’un de vos membres pendant toute une quinzaine. Enfin probablement pas, on a toujours fait comme ça après tout.

Ne reste plus qu’à s’occuper de l’éléphant qui attend sagement dans un coin de la pièce depuis le début de cette chronique. On veut évidemment parler des vacances du pouvoir qui commencent à sembler éternelles sur le circuit WTA. Celles qui existeraient d’ailleurs également chez son équivalent masculin si ce qui est désormais un Big Two ne jouait pas les prolongations. True Detective, vous connaissez ? C’est ce que le tennis féminin est devenu depuis une petite dizaine d’années : une série dont chaque saison est un stand alone et met en scène un casting complètement renouvelé par rapport à la précédente. Le dernier épisode en date au moment de commettre ces lignes a été tourné à l’Open d’Australie avec la présence de seulement trois membres du top 20 en quarts de finale (plus qu’une en demi-finales) et celle encore plus parlante de deux anciennes détentrices du trophée en tout et pour tout au premier tour. Deux joueuses qui ont en plus réussi l’exploit de s’y affronter directement, la faute à leurs chutes respectives au classement. 

Les causes de ce vide intersidéral sont mul- tiples : le déclin puis la retraite (oui mais non, enfin peut-être pas) de Serena Williams, la santé mentale (à des degrés divers) de Naomi Osaka, Ashleigh Barty et Iga Świątek, les trois seules vraies patronnes potentielles que le tour a connues depuis. Et peut-être aussi les attentes immédiatement démesurées produites par une seule performance complètement improbable, notamment en Grande-Bretagne et au Canada, mais surtout en Hexagone (encore une donnée immuable depuis une certaine couverture de Tennis Magazine en février 1996) avec l’exemple récent de Caroline Garcia, qu’un seul automne prometteur a suffi à bombarder favorite (médiatique) Down Under avec le résultat que l’on sait. 

En ce qui concerne notre perpétuelle surprise suivant l’apparition quatre fois par année d’inconnues au bataillon dans le dernier carré d’un tournoi majeur (il va falloir finir par s’y faire), on pourrait encore citer le tristement célèbre « monstre » que Roger Federer disait avoir créé en 2008 pour l’expliquer. Celui qui nous a longtemps fait croire que trois cleptomanes en série qui escamotent toute l’argenterie de la création pendant presque 20 ans est de l’ordre de la normalité.

En espérant vraiment se vautrer lamentablement dans nos pronostics en trébuchant sur la doublure trouée de notre manteau de Nostradamus du pauvre, on vous annonce donc qu’au début du mois de janvier 2024, comme chaque année, on s’enthousiasmera sur la formidable saison du renouveau qui nous attend, avec en toile de fond cette fameuse prise de pouvoir de la Next Gen (jamais la Current Gen, la faute à la Forever Gen) que l’on prédit depuis des temps immémoriaux (c’est-à-dire très loin dans le Tsitsipassé pour ceux qui ne suivent pas). Et on aura probablement encore faux sur toute la ligne de fond de court. Non, décidément, rien n’a changé. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.

Matija Pecotić

ou la folle histoire du « Tigre de Princeton »

En 2013 sortait au cinéma « Le Loup de Wall Street », le film de Martin Scorsese nominé aux Oscars mettant en scène Leonardo Di Caprio dans un rôle de trader sans foi ni loi. La même année, Matija Pecotić, 24 ans, à peu près l’âge de Di Caprio lorsqu’il débarque à Wall Street, il a d’ailleurs quelques airs de ressemblance, terminait son cursus universitaire à Princeton, l’une des huit écoles de la prestigieuse Ivy League aux États-Unis. En parallèle, puisqu’il est un jeune homme de beaucoup de talents, un surdoué, il devenait le premier tennisman à remporter trois années de suite (2011, 2012, 2013) le titre de meilleur joueur de l’année (Ivy League Player of the Year) parmi ces écoles. Anima Sana in Corpore Sano, comme on dit. La tête et les jambes. Quelques mois plus tard, Novak Djokovic faisait appel à ses facultés de gaucher pour l’échauffer avant d’affronter Rafael Nadal en finale de l’US Open 2013. En bref, l’avenir de Matija Pecotić semblait tout tracé. Bientôt, les projecteurs du circuit ATP. Et puis les aléas de la vie sont passés par là. La maladie, dans son propre corps, puis dans le monde entier, avec la pandémie, ont retardé ses rêves. Presque 10 ans plus tard, alors qu’il pensait en être descendu pour toujours, le train de son destin est repassé. Tombé au-delà de la 700e place mondiale (mais avec un classement protégé autour de la 330e), devenu entre-temps directeur financier en CDI dans une société d’investissement en Floride, Pecotić dépose une requête mi-février 2023 pour entrer dans le tableau de qualifications de l’ATP 250 de Delray Beach, situé à 30 minutes de ses bureaux de West Palm Beach. On ne sait jamais, sur un malentendu. Pour reprendre le prélude d’Eminem dans « Lose Yourself » :

Look, if you had one shot or one opportunity

To seize everything you ever wanted in one moment

Would you capture it, or just let it slip?

Le parcours de Matija Pecotić est une histoire de rédemption comme dans les films – un exemple parmi tant d’autres qu’il n’est jamais trop tard, que l’on n’est jamais trop vieux. Mais reprenons depuis le début…

 

Bons baisers de Malte

Né en 1989 à Belgrade (ex-Yougoslavie) de parents croates, Matija Pecotić déménage à Malte à l’âge de trois ans. Il vient au tennis sur le tard (après s’être essayé au handball, une passion qui lui restera), dispute quelques tournois nationaux sans jamais sortir de l’île. Jusqu’à 15 ans, il ne dispose d’aucun coach. De retour du travail, son père joue avec lui jusqu’à la tombée de la nuit. Ses parents sont stricts : le tennis, d’accord, mais tant que les résultats scolaires sont bons. Ceux de Pecotić sont excellents. Au lycée, il sort major de sa promo en sciences économiques et mathématiques. Il voit les choses en grand. Pecotić est le seul étudiant du pays (recensant alors 400 000 habitants) à passer son SAT, un test d’entrée aux meilleures universités américaines – ces dernières permettant de combiner études et tennis. Perfectionniste, il s’envole en Bosnie pour passer le test une deuxième fois et obtenir le score le plus haut possible. Classé à la 1046e place mondiale (il n’a alors disputé que trois tournois Futures dans sa vie), Pecotić se filme à l’entraînement et passe « trois jours à la Poste » – on espère qu’elle est plus efficace qu’en France – pour envoyer un DVD à toutes les universités de Division I. Parmi elles, 75 lui répon-dent. Il se déplace pour les visiter en personne. Son rêve américain prend forme. Pecotić finit par jeter son dévolu sur Princeton, où il espère simplement être titulaire dans l’équipe de tennis. Là-bas, dans l’intimité du New Jersey, il va devenir une légende.

© Beverly Schaefer / Princeton Men's Tennis

De Princeton à Flushing

Avec Billy Pate, le coach de l’équipe, arrivé un an après lui, la relation est fusionnelle. « Il m’a dit : “Je m’en fiche de qui tu es, on commence avec une page blanche. Tu dois prouver ta valeur.” J’ai pris ça comme un challenge personnel. Je voulais lui montrer, qu’il soit fier de moi. » Dont acte. Avant chacun de ses matchs, il sacrifie à deux rituels : celui d’imprimer une photo de son adversaire du jour sur une feuille A4, et d’écouter l’introduction de Mike Tyson avant son premier combat pour le titre mondial des poids lourds. Grand admirateur de Nadal, Pecotić se métamorphose en tigre – l’emblème de Princeton – dès lors qu’il revêt l’uniforme orange et noir. Une fois sorti du court, souvent en vainqueur, il barre la photo de sa victime d’une large croix rouge, comme celle d’un mis à prix dont il aurait décroché la récompense de capture. Chasseur de primes émérite, Pecotić amassera jusqu’à 22 succès consécutifs. Lors de sa saison senior, en 2012-2013, il atteint les 100 victoires en carrière, une barre mythique dans les rangs collégiaux. Personne ne l’avait franchie dans l’histoire centenaire de l’école. Numéro 2 du pays, le meilleur classement pour un joueur d’Ivy League depuis James Blake (Harvard) en 1999, Pecotić est élu pour la troisième année consécutive Ivy League Player of the Year ; contre les sept autres écoles qui composent ce prestigieux conglomérat, Pecotić achève son cursus invaincu. À 24 ans, fraîchement diplômé de l’une des quinze plus grandes écoles au monde, un matelas de sécurité doré, il est prêt à se laisser bercer par le chant des sirènes.

Comble du Nadalien et du destin, c’est Djokovic, futur adversaire de Nadal en finale de l’US Open 2013, qui va le faire définitivement changer de dimension. En quête d’un gaucher pour « imiter au plus près » le coup droit de l’Espagnol en guise de répétition générale, le n°1 mondial entre en contact avec Pecotić, dont les origines serbes facilitent la rencontre. Le Tigre de Princeton avale la petite heure de route qui le sépare de New York. Après la séance, au cours de laquelle il lui concède deux séries de tie-breaks, Djokovic confie à Pecotić être admiratif de son coup droit, « l’un des meilleurs au monde ». Hyperbole de politesse, sûrement. Il n’empêche que Pecotić est sur le toit du monde. 50 étages au-dessus des courts de Flushing Meadows. Jusqu’ici, tout va bien…

 

Life is a Beach

Début 2014, Pecotić se lance à fond dans l’aventure du circuit ATP, dont il grimpe les échelons presque aussi vite que ceux de la NCAA. En septembre 2015, il bat un certain Matteo Berrettini (6-7 7-6 6-2) en finale d’un tournoi Futures en Turquie. En octobre, il dispute sa première finale (perdue face à Dudi Sela) en Challenger. En novembre, à l’issue de sa deuxième saison en pro, il décroche son career-high : 205e. En janvier prochain, il rentrera directement dans le tableau de qualifications de l’Open d’Australie. Il n’est alors âgé que de 26 ans. Pour l’instant, la partie de Tennis Manager se déroule à merveille. On aurait presque envie d’en faire une sauvegarde, comme ça, au cas où…

Car l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage, il paraît. À quelques semaines de prendre l’avion pour Melbourne, Pecotić subit une intervention chirurgicale légère à l’estomac. Il attrape une saleté de bactérie – une infection au staphylocoque, 36 points au Scrabble – qui l’obligera à rester alité pendant huit mois. Il ne verra pas l’Australie avant l’année suivante, où il s’inclinera au premier tour des qualifications. Même sort à l’US Open et Wimbledon. À Roland-Garros, il passe un petit tour (contre le Français Grégoire Barrère, futur 70e mondial) avant de prendre la porte. Et de la claquer pour de bon. 18 mois après un début avorté à la saison qui devait le propulser dans le top 100, Pecotić tire un premier trait sur sa vie rêvée de joueur de tennis professionnel. Bien content de retomber sur son matelas doré, il se tourne à nouveau vers les études. De ce côté-là, tout ce qu’il touche se transforme effectivement en or : il passe son GMAT (examen d’entrée aux écoles de commerce) à l’été 2017 et décroche… Harvard. Pecotić est ce stud aux yeux clairs et aux cheveux ténébreux qui finit toujours avec la plus belle fille au bal de promo.

Dans le Massachusetts, le Croate, désormais 28 ans, ne peut s’empêcher de retoucher la raquette. Il se porte volontaire en tant qu’assistant-coach de l’équipe de tennis. Forcément, les papillons dans le ventre ressurgissent – au figuré, cette fois. La semaine de sa graduation, au printemps 2019, le stud part à Cancún pour un Spring Break à la sauce Pecotić. Un tournoi de tennis. Son premier en 22 mois. Qu’il gagne. Évidemment. Son deuxième diplôme en poche, Pecotić décide de remettre une pièce dans la machine. Un an à écumer de nouveau tous les tournois du monde, en recommençant tout en bas de l’échelle – il n’a plus de classement protégé –, d’abord les 15 000$, puis les 25 000$, puis les Challengers… S’il n’est pas top 250 d’ici mai 2020, Pecotić se promet de raccrocher. Pendant dix mois, il joue « le meilleur tennis de sa vie », de son propre aveu. Sa quatrième décennie entamée, celle des années 2010 dans le rétroviseur, il part en Europe début mars pour prendre part à un tournoi à Poreč, en Croatie, sur les terres de ses parents. Il passe les deux premiers tours mais ne disputera jamais le troisième. La pandémie de COVID-19 vient d’éclater. Pecotić est coincé de l’autre côté de l’Atlantique, loin de son pays d’adoption. Laissé à quai, encore. Chienne de vie. Sa folle remontée s’achève au 331e rang mondial. Le matelas doré est ressorti à la hâte. En attendant d’hypothétiques jours meilleurs, Pecotić se met en tête de gagner confortablement sa vie. Il signe chez Wexford Capital, une société de fonds spéculatifs et d’investissements immobiliers, dont une annexe est située en Floride, à West Palm Beach. Énième mise à jour de sa bio. « Life is a Beach. »

© Nicholas Estavillo / Tennis Panorama News

« Je peux poser mon après-midi ? J’ai match sur le circuit ATP. »

Mais l’histoire de Matija Pecotić est celle du T-1000 dans Terminator, analogie utilisée par Goran Ivanišević au sujet de Djokovic – « Vous savez, quand le gars liquide se fait tuer et ressuscite encore et encore. » Celle-ci s’applique pareillement à Pecotić. Il aime le tennis à en crever. Avant son « 9 à 6 » quotidien, il tape la balle avec son patron de 70 ans. Début 2021, avec l’aval de ce dernier, Pecotić repart à l’assaut des « Chal’ » tant que son classement le lui permet. En Floride, d’abord, puis en Europe, sur ses congés. Sur la terre battue de Umag, en Croatie, là-même où Carlos Alcaraz remportera son premier titre en juillet 2021, il reçoit une wild-card pour les qualifications en 2021 et 2022 ; les deux fois, il passe le premier tour avant de céder aux portes du tableau final (en 2022, il ne s’incline que 7-5 6-4 devant Corentin Moutet, 116e). Sa première expérience sur le circuit ATP continue de se refuser à lui. Et le temps passe, comme dans la chanson de Lukas Graham :

Once, I was 24 years old

Once, I was 28 years old

Soon, I’ll be 33 years old…

Pour finir 2022, « l’année du Tigre » dans le calendrier chinois, un signe, Pecotić reçoit une invitation pour participer – en tant que réserviste – à la nouvelle United Cup (compétition mixte inspirée de la Hopman Cup) en janvier 2023, à Sydney. Là-bas, parmi ses coéquipiers de l’équipe de Croatie, il côtoie Borna Coric, élu Comeback Player of the Year en 2022. Les deux échangent. Pourquoi pas lui ? Le mois suivant, du 13 au 19 février, un ATP 250 est organisé à Delray Beach, à 30 minutes de West Palm Beach. Avec dans le même temps un autre tournoi 250 à Buenos Aires et des Challengers à Cherbourg, à Chennai (Inde) et à Manama (Bahreïn), et surtout son classement protégé autour de la 330e place, activable sur une poignée de tournois, Pecotić a une toute petite chance de rentrer dans le tableau de qualifications. Le vendredi 10 février au soir, il s’inscrit sur la liste d’attente et dépose ses raquettes à corder. Le samedi matin, alors qu’il passe les rechercher pour aller jouer avec son patron, la superviseur le prévient qu’il « ferait bien de rester dans les parages ». Emoji clin d’œil appuyé. Trois minutes (!) avant le premier match, le dernier domino tombe : le Japonais Yosuke Watanuki, 112e mondial, vient de déclarer forfait, propulsant Pecotić dans le tableau pour y affronter l’Américain Stefan Kozlov, 222e. Au moment d’introduire Pecotić, le speaker, pas au courant du changement de dernière minute, appelle Watanuki au micro. Pecotić préfère en sourire. Son histoire, c’est celle du mec qui n’est jamais censé être là, toujours dans un temps de retard. Mais cette fois, pour trois minutes, il est à l’heure de l’alignement des astres. Il éclipse d’abord Kozlov (7-6 5-5, abandon), puis un autre Américain, Tennys Sandgren, 223e et double quart-de-finaliste à l’Open d’Australie en 2018 et 2020, dans le match pour le tableau final (3-6 6-3 6-2). À 33 ans, voilà Pecotić enfin à portée d’oreille du fameux chant des sirènes.

Pour ne rien gâcher, exactement comme il l’avait pressenti avant le tirage et confié à un ami, le genre de prédiction qui passe une fois sur 100, il hérite de Jack Sock – ancien n°8 mondial – au premier tour, lui assurant ainsi de jouer le mardi soir sur le central de Delray. « Vainqueur de Wimbledon en double, ancien top 10, vainqueur de Bercy en simple… Pour moi, c’est comme si c’était le match du titre », livre Pecotić. Une National 2 qui tire une Ligue 1 en souffrance en Coupe de France. Reste juste un dernier détail à régler d’ici mardi… « Patron, je peux poser mon après-midi ? La raison ? Je vais disputer mon premier match ATP. »

 

Djokovic : « On se voit bientôt sur le court, mon frère »

Son e-mail « All » envoyé – « d’habitude, c’est pour annoncer qu’on va chez le dentiste » –, la photo de Sock peut-être préalablement imprimée en format A4 et punaisée au-dessus de son bureau, Tyson dans les oreilles, Pecotić s’avance sur le Center Court de Delray Beach, d’une capacité de 8 200 personnes, pour le rendez-vous de sa vie, le bal des occasions saisies. Il est nerveux, voit les quatre premiers jeux défiler (0-4) sous les yeux de son patron, assis dans son box. Et de Venus Williams. Et de… Mike Tyson en personne, qui a élu résidence en Floride, et dont la fille de 13 ans est un espoir national. Alors, Pecotić enclenche l’œil du Tigre. Aux deuxième et troisième sets, il envoie tout valser (2-6 6-2 6-2) pour humilier Sock et devenir le deuxième joueur le plus âgé (33 ans et 7 mois) depuis 1990 à s’imposer sur le circuit ATP pour la première fois. Pecotić jubile, hausse les épaules, semblant ne pas y croire. Cela n’arrive pas qu’aux autres. En l’occurrence, cela n’arrive qu’à lui. Et cette fois-ci, le speaker a potassé. « De nombreuses personnes ici ignorent que vous avez un job à plein temps en dehors du tennis. Vous étiez sur Bloomberg [une chaîne TV couvrant l’actualité business] ce matin. Que vous faudrait-il pour devenir joueur de tennis professionnel à plein temps ? Une victoire de plus ? Le titre ? » Et Pecotić de répondre : « Je ne sais pas, je crois qu’il faudrait demander au public. Est-ce que je devrais me redonner une nouvelle chance ? » Leur réponse est sans équivoque. « Yeahhhhh ! » De retour aux vestiaires, Pecotić envoie un texto à son ancien coach de Princeton, Billy Pate : « House money xxx. » Trois croix pour ses trois adversaires battus. Comme à la belle époque.
Ne jamais oublier d’où l’on vient.

Du soir au lendemain, Matija Pecotić devient une star mondiale, une feel-good story d’ordinaire réservée aux affabulateurs de LinkedIn. La twittosphère s’embrase pour ce héros qu’elle ne connaissait pas au réveil ; Tennis TV compile une vidéo retraçant son parcours, qui restera épinglée sur leur compte pour le restant de la semaine. La défaite de Pecotić au deuxième tour contre le n°55 mondial Marcos Giron – un autre produit du système universitaire, les deux s’étaient d’ailleurs brièvement connus – est anecdotique (6-3 6-3). Entre-temps, il était retourné travailler, le mercredi, essayant tant bien que mal de se concentrer sur « une réunion de quatre heures balayant 43 projets différents ». La tête déjà ailleurs, on l’imagine. Le jeudi soir, son portable vibre encore : « @djokernole vous a tagué dans sa story ». La boucle est bouclée, 10 ans après. « Matija, mon frère ! Tu n’es pas encore fait pour la vie de bureau. On se voit bientôt sur les courts ;-) »

Un jour pas si lointain, il a déjà 33 ans, et nous sommes déjà en 2023, Pecotić dira stop. Pour toujours. Pour l’instant, qu’on se le dise : de retour sur les courts de ses premières amours, après trois longues années à fantasmer les chiffres du tableau de score à travers ceux de ses tractations financières, « Le Tigre de Princeton » is not f*cking leaving. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.

Du tennis sur Netflix ?

Lumières, Caméra, Bénédiction

Break Point. Thanasi Kokkinakis and Nick Kyrgios in Break Point. Cr. Courtesy of Netflix © 2023

Toudouuuuuuum ! En lançant sa nouvelle série Break Point – adaptation tennistique de l’immense succès Drive to Survive pour la Formule 1 – la semaine précédant l’Open d’Australie, Netflix avait tout prévu… sauf la glorieuse incertitude du sport, particulièrement espiègle dans l’univers de la balle jaune, faut-il croire. Toutes balayées avant même le tournoi, sur blessure, ou avant d’assumer leurs rangs de tête de série respectifs, les 10 têtes d’affiche triées sur le volet sont tombées sur l’autel de la « Netflix Curse » [la malédiction de Netflix], façon And Then There Were None, le roman policier d’Agatha Christie, laissant les potentiels néo-fans dépourvus de leurs feuilletons en développement alors même que le fer chaud était prêt à être battu. Erreurs de casting ? Sans doute, pour certains. Erreurs de contextualisation, de hiérarchisation des histoires ? Sûrement. Toujours est-il qu’en élargissant à l’horizon moyen-terme – une deuxième saison est d’ores et déjà en production –, l’investissement de Netflix dans le tennis est une bouffée d’air frais pour un sport asphyxié en septembre 2022 par la retraite de deux de ses quatre superstars du XXIe siècle, Roger Federer et Serena Williams, et dont les deux autres, Rafael Nadal et Novak Djokovic, continuent à 35 ans passés d’accaparer toute la bande passante et les titres en Grand Chelem. Quatre costumes de super-héros encore beaucoup trop grands pour la nouvelle garde, trop peu identifiable car pas assez starifiée, justement. Entre ici, Netflix… Le futur du tennis et le renouvellement tant attendu de son audience sont peut-être au prix de 8,99€ par mois – et de quelques traits de maquillage rouges et noirs sur la réalité.

 

Les histoires sont tout aussi (voire plus) importantes que le jeu

Défaisons d’entrée un lieu commun : le temps d’att-
ention des jeunes d’aujourd’hui serait en chute libre, rendant le produit tennis – lent par nature, et d’une durée inconnue à l’avance – incompatible avec son époque. Rien ne sert de persévérer, donc. Mais pourquoi pourraient-ils binge-watcher une série de 10 épisodes d’une heure, et pas un match en Grand Chelem de moitié moins ? Non, ce qui compte, ce sont les histoires : les « points d’entrée », sortes de petits pontons qui mènent tous à l’îlot central, celui des fans hardcore. L’important, ce n’est pas le sport en lui-même, ce sont ses protagonistes – et son environnement.

Liberty Media, l’entreprise américaine de médias ayant acquis la Formule 1 fin 2016, l’a bien compris en accordant un badge full access à Box to Box Films, la société de production de Drive to Survive, dès la saison 2018. Objectif : ouvrir à fond les vannes, en montrant l’envers d’un décor qui avait fortement perdu de son lustre depuis l’époque rouge vif Michael Schumacher/Ferrari (jusqu’en 2006), et en axant le storytelling autour des pilotes davantage que la course en elle-même, reléguée au second plan. À l’ère de l’influence, l’humain est roi. Interviews « confessionnal » sur fond noir, séquences sans filtre dans l’intimité des pilotes et des team principals, érigés en pièces maîtresses du jeu : Netflix (ré)invente un genre, celui de la télé-réalité de sport, où la course se gagne hors des chicanes et dans laquelle on se prend d’affection pour les participants indépendamment des vainqueurs.

Qu’importe si le sentiment d’authenticité est parfois faussé pour l’intérêt des bonnes feuilles de scénario écrites à l’avance, avec des rivalités créées de toutes pièces – Lando Norris et Carlos Sainz, meilleurs amis chez McLaren, l’ont appris à leurs dépens – pour maintenir le spectateur en haleine. Ce qu’a gagné Drive to Survive en popularité, elle a fini par le perdre en froissant Max Verstappen, héritier désigné au trône de Lewis Hamilton : pendant quatre saisons, le Néerlandais a pris la décision de ne pas se plier aux interviews, seul pilote de la grille dans ce cas (avant de faire son grand retour en 2022, une fois auréolé de son premier titre de champion). Conséquence fâcheuse, néanmoins : pour le climax de la saison 2021, décidée dans le dernier tour de la dernière course, à Abu Dhabi, Netflix n’a pu compter que sur la perspective du septuple champion du monde déchu… et celle du team principal de Verstappen, Christian Horner, bien plus à l’aise avec la surdramatisation.

La machine reste cependant bien huilée, et les chiffres sont éloquents : l’âge moyen des fans de Formule 1 a diminué de 36 à 32 ans entre 2017 et 2022 ; sur la même période, l’audience moyenne d’un Grand Prix aux États-Unis a doublé de 500 000 à 1 million ; la société de mesure d’audience Nielsen projetait début 2021 1 milliard de fans sous deux ans. Chez les Millenials (génération 1981-1996) et même la génération Z (1997-2012), il y a fort à parier que plusieurs de vos amis vous aient déjà parlé des beaux yeux de Charles Leclerc ou du sourire Colgate de Daniel Ricciardo, du siège éjectable de deuxième pilote Red Bull aux côtés de Verstappen, du cost cap (la limite de dépenses qu’une écurie peut effectuer en une année) mis en place en 2021 et enfreint dès l’année suivante par Red Bull, toujours eux, de la stratégie défaillante de Ferrari et Mattia Binotto, des perspectives de la future collaboration (cohabitation ?) entre Esteban Ocon et Pierre Gasly chez Alpine, etc.

L’abondance de points d’entrée – superficiels ou techniques – pousse presque chaque semaine des millions de personnes en France (moi y compris, et c’est entièrement grâce à Drive to Survive) à monter le volume et à se retrouver au premier virage le dimanche après-midi. Pour Netflix, tous les îlots mènent à Rome (ou plutôt à Monza), comprenez aux hardcore fans.

Break Point. Ons Jabeur and her mother in Break Point. Cr. Courtesy of Netflix © 2023
Break Point. Matteo Berrettini in Break Point. Cr. Courtesy of Netflix © 2023

Dans le tennis encore plus qu’ailleurs, choisir, c’est renoncer… et se tromper

Forts de leur Queen’s Gambit sur l’asphalte, les stratèges de Netflix ont étendu leur échiquier en 2022 aux courts en dur, terre battue et gazon. On prend les mêmes ingrédients et on recommence… Mais le modèle F1 est-il seulement reproductible dans le tennis, infiniment plus disparate en lieux et en acteurs ?

Là où le paddock évolue en circuit fermé (sans mauvais jeu de mots), avec les 20 mêmes pilotes tout au long de l’année, les tours ATP et WTA emploient plus d’un millier de joueurs, dont plusieurs centaines de professionnels. Sur qui braquer les caméras, donc ? Raconter une bonne histoire oblige à suivre son protagoniste sur le temps long et à espérer qu’il obtienne un résultat qui se transforme en épisode dédié. Dès lors, avec une quantité de footage jusqu’à trois fois supérieure à la Formule 1, réduire le cercle à une quinzaine de joueurs est apparu comme une nécessité. Mais choisir, c’est renoncer… et se tromper. Puisque le Big 3 (Roger Federer, Rafael Nadal, Novak Djokovic) et Serena Williams étaient selon toute vraisemblance inatteignables, tous travaillant par ailleurs sur leurs propres projets (ayant contacté leurs agents pour mon livre sur le Big 3, j’en sais quelque chose), Netflix a pris le pari osé de la jeunesse, misant sur celles et ceux censés prendre leur relève dans un futur de préférence proche.

Pour la première partie de saison (jusqu’à Roland-Garros) ont ainsi été castés, dans l’ordre d’apparition, les BFFs Nick Kyrgios et Thanasi Kokkinakis (épisode 1) ; les futurs ex-amants Matteo Berrettini – seul finaliste en Grand Chelem à l’heure du tournage – et Ajla Tomljanović (épisode 2) ; le numéro 1 américain Taylor Fritz ; les ex ou futures top 5 WTA Maria Sakkari (épisode 3), Paula Badosa et Ons Jabeur (épisode 4) ; et enfin les top 10 ATP Félix Auger-Aliassime et Casper Ruud (épisode 5). Doyens de cette joyeuse colonie de vacances : Kyrgios et Sakkari, 26 ans. La promesse de jeunesse est bien respectée.

(Arriveront dans la deuxième partie : Iga Świątek, Stefanos Tsitsipas, Aryna Sabalenka, Frances Tiafoe, et Sloane Stephens. À ce propos, pourquoi de ne pas avoir dévoilé les 10 épisodes en même temps pour délivrer le produit le plus fort possible en une seule fois ?)

(Deuxième aparté : le casting des consultants – Andy Roddick, Maria Sharapova, Patrick Mouratoglou, Courtney Nguyen – est excellent !)

Comme attendu, les séquences les plus mémorables sont celles qui se déroulent en dehors du court. L’humain en maître mot, toujours, et quatre grosses ficelles parfaitement tirées à la Being John Malkovich :

L’amour, avec Berrettini et Tomljanović , qui nous ouvrent leur quotidien de couple itinérant et les petits tracas qui vont avec – comment l’un peut-il gérer une interview en visio-conférence à 8h du matin quand l’autre a prévu une grasse matinée pour récupérer de son match de la veille ? –, tracas qui mèneront directement ou non à leur rupture (non évoquée par Netflix) quelques mois plus tard, et avec Jabeur, dont la conversation candide avec son mari sur son désir de devenir mère après sa carrière nous arrache quelques larmes ;

La polémique, avec Kyrgios, dépeint en éternel bad boy incompris, surtout par lui-même, qui trouve sa rédemption aux côtés de sa petite amie Costeen Hatzi et de son meilleur ami Kokkinakis (avec qui il remporte l’Open d’Australie en double), et avec Auger-Aliassime, bien malgré lui au centre d’un débat moral en marge de son huitième de finale à Roland-Garros : Toni Nadal, à la fois coach de FAA et « oncle de », aurait-il dû se mettre en porte-à-faux avec Rafa à l’heure d’un conflit d’intérêt qu’il avait miraculeusement réussi à éviter depuis trois ans ?

La vulnérabilité, avec Badosa, militante de la santé mentale, numéro 2 mondiale ayant fait appel à une psychothérapeute (comme Iga Świątek, la numéro 1) et dont on ne peut qu’admirer la fragilité face caméra, et Ruud, primo-finaliste en Grand Chelem pris dans un immense tourbillon – une immense Rafa – dans le couloir menant au Court Philippe-Chatrier quelques instants avant la finale de Roland-Garros, finale qu’il traversera comme un fantôme (Casper, vous l’avez ?) ;

Le succès/l’échec, avec Fritz, California Kid vainqueur sur une jambe de « son » Masters 1000 d’Indian Wells contre… Nadal – omniprésent dans la série sans jamais l’entendre une seule fois –, et Sakkari, candidate autodésignée au trône du tennis féminin, mais éternellement courte dans les grands rendez-vous.

Alors, oui, l’opération communication fait effet : on a envie d’aller déguster une assiette de charcuterie italienne chez les grands-parents de Berrettini à Rome ou un tajine chez la maman de Jabeur à Tunis, de revisiter les souvenirs d’enfance d’Auger-Aliassime à Montréal ou à Lomé, ou encore de passer 24 h dans la lumière de Badosa à Madrid. Surtout, par extension, on a envie de suivre leurs futurs exploits sur les courts… et c’est là que le bât blesse : un bon feuilleton, c’est un feuilleton que l’on prolonge dans le monde réel. Si le spectaculaire fiasco simultané du « club des 10 » en Australie relève davantage de la malheureuse coïncidence que d’une supposée malédiction, plusieurs personnages centraux du tennis en 2022 brillent par leur absence – au point de finir d’entacher la crédibilité de la série. Iga Świątek, d’abord, auteure de la plus longue série d’invincibilité chez les femmes au XXIe siècle (37 victoires) entre Doha et Roland-Garros, mais seulement suivie par les caméras de Netflix à partir de Wimbledon… Comment ne pas avoir rectifié le tir plus rapidement ? Carlos Alcaraz, ensuite, premier teenager n°1 mondial de l’histoire après son titre à l’US Open, dont le parcours exceptionnel pour décrocher son deuxième Masters 1000 à Madrid (victoires sur Nadal en quarts, Djokovic en demies et Alexander Zverev en finale), pourtant pressenti dès Miami, où il avait brillamment remporté le premier, est également passé sous silence. Quid de Ash Barty, reine partie à la retraite avec sa couronne après Melbourne, autre évènement majeur – si ce n’est l’évènement majeur – de la première partie de saison dont il n’est jamais fait mention, ou de Daniil Medvedev, brièvement devenu n°1 mondial fin février, et dont la finale perdue contre Nadal a eu un effet papillon incommensurable sur tout le reste de l’année ?

En tapant un peu à côté dans le choix des protagonistes, et en ne s’adaptant pas à la réalité du terrain tout en omettant (volontairement ?) de la contextualiser, Netflix commet un double péché aux yeux des néo-fans, qui découvriront tôt ou tard le pot aux roses et iront chercher ailleurs la matière sur les « vrais » acteurs principaux – ce que Full Swing, la petite sœur de Break Point sur le golf, a par ailleurs parfaitement réussi en suivant trois des quatre futurs vainqueurs en Majeur (Scottie Scheffler, Justin Thomas et Matt Fitzpatrick) en 2022.

Break Point. Paula Badosa in Break Point. Cr. Courtesy of Netflix © 2023
Break Point. Felix Auger-Aliassime in Break Point. Cr. Courtesy of Netflix © 2023

Full Swing, l’exemple à suivre

Il paraît néanmoins que c’est l’intention qui compte et que chaque petit mouvement en entraîne un autre, et si corrélation n’est pas nécessairement causalité, force est de constater que le tennis a connu un grand boom lors de l’Open d’Australie. Près d’un million de visiteurs – record absolu du tournoi – se sont pressés dans les allées de Melbourne Park ; les réseaux sociaux des joueurs ont profité du coup de projecteur, ceux de Paula Badosa en tête (+ 78 000 abonnés sur Instagram entre le 13 janvier, date de sortie de la série, et le 13 février, et cela sans même poser le pied à Melbourne pour cause de blessure) ; enfin, à titre personnel, pour ce que cela vaut, mes tweets ont connu un nombre record d’impressions sur l’ensemble de la quinzaine, plus de 20 millions, avec une viralité dépassant de loin le cadre habituel de « Tennis Twitter ». L’effet Netflix, sans aucun doute.

Pour ce papier, j’ai recueilli le témoignage de Tom, un Anglais de 22 ans qui, après avoir terminé Break Point, a commencé à suivre les comptes des « insiders » tennis et s’est abonné à Eurosport pour suivre l’Open d’Australie. Il me confiait avoir été particulièrement sensible à l’histoire de Ons Jabeur, indéniablement le coup de cœur de la série pour une majorité de personnes – Patrick Mouratoglou le théorisait très justement : la plupart des joueurs du circuit ont une personnalité singulière qui gagnerait à être mieux connue –, et captivé par la dramaturgie autour de Toni Nadal, preuve s’il en fallait que le monde du tennis n’est pas nécessairement ennuyeux, simplement mal raconté.

Pour les cinq prochains épisodes, de Wimbledon jusqu’au Masters de fin d’année, Tom m’a dit se réjouir d’avance des behind the scenes de Kyrgios à Wimbledon – une source interne me disait que des caméras l’avaient suivi pour une sortie mémo- rable en boîte de nuit après sa finale perdue contre Djokovic – et de « tout ce qu’il est possible d’avoir » sur Alcaraz (dont il a bien saisi qu’il était le futur du tennis), c’est-à-dire… pas grand-chose, n’ayant pas été interviewé. TL;DR : Netflix a beau exceller en storytelling, encore faut-il raconter les bonnes histoires, et ne pas (trop) s’éloigner de la vérité des courts…

Revenons donc à Full Swing. Là où Break Point se concentre sur une seule démographie (les jeunes ambitieux âgés de 22 à 26 ans), et cela sans réussir à attirer les meilleurs dans cette tranche d’âge chez les hommes (Stefanos Tsitsipas, Daniil Medvedev et Alexander Zverev), Full Swing prend le pari à mon sens bien plus intelligent de la diversité. Des jeunes loups, d’accord, mais les leaders (Scottie Scheffler, Matt Fitzpatrick, Collin Morikawa) ; des rookies qui débutent sur le tour (Mito Pereira, Sahith Theegala) ; des vainqueurs en Grand Chelem déjà affirmés (Dustin Johnson, Jordan Spieth, Justin Thomas) ; des personnages en marge du système par leur parcours de vie (Joel Dahmen, Tony Finau) ou par leur décision de quitter le PGA Tour pour la LIV League (Ian Poulter) ; enfin et surtout, Rory McIlroy, l’un des deux principaux visages du golf (avec Tiger Woods, dont l’historique est très bien contextualisé, à défaut de l’entendre directement en interview). Un casting cinq-étoiles qui délivre une image exhaustive du paysage du golf, quand la série sur le tennis donne l’impression d’une bulle artificielle où l’on n’a pas forcément de personnages auxquels s’identifier car « tous les mêmes », et où 50 % du travail d’information reste à faire par soi-même (sans même parler des scènes de tennis, qui tombent relativement à plat). Sublimer la réalité, oui ; la transformer, non.

Allez, assez parlé, je me mouille. Voici le casting de 15 joueurs que je réunirais pour la saison 2023 de Break Point (joueurs n’ayant pas été filmés en 2022, et en excluant Nadal/Djokovic) :

Jeunes ambitieux/rookies (23 ans ou moins) : Carlos Alcaraz, Elena Rybakina, Emma Raducanu, Coco Gauff, Holger Rune, Ben Shelton, Qinwen Zheng et Daria Kasatkina

Joueurs bien installés et dans différentes phases de leurs carrières (24-29 ans) : Daniil Medvedev, Andrey Rublev, Dominic Thiem et Caroline Garcia

Anciens vainqueurs en Grand Chelem vétérans (30 ans ou plus) : Victoria Azarenka, Andy Murray et Stan Wawrinka

(Indiscrétion : Caroline Garcia et Holger Rune sont d’ores et déjà suivis pour la première partie de saison 2023. Avec ou sans eux, amusez-vous à imaginer votre propre casting de 15 joueurs et joueuses, avec si possible des synergies entre eux !)

Malgré ces bémols, et un soufflé largement retombé à l’heure d’Indian Wells/Miami, l’arrivée de Netflix dans l’univers du tennis est indéniablement un grand pas en avant dans le traitement de ce sport. Tous les ingrédients sont là pour que ça fonctionne, c’est une certitude. Je ne fais pas partie du camp des pessimistes – ni sur l’avenir du tennis après le Big 3 + Serena Williams, ni sur la capacité de ce sport à attirer un nouveau public (si la Formule 1 et le golf m’ont conquis à travers Netflix, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas du tennis, un sport objectivement plus « sexy »). Reste donc à raconter de meilleures histoires, et plus diverses, pour multiplier les potentiels points d’entrée. Reste à mieux caster, en somme. Netflix, si vous cherchez quelqu’un… 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.

« Battre Nadal sur terre battue, c’est le défi ultime du tennis »

© Ray Giubilo

À coups d’arguments percutants qu’ils s’envoient sur la caboche en cherchant le K.O. oratoire, bons nombres d’amateurs de tennis se castagnent quant à l’identité du G.O.A.T. Si le débat reste sans fin, celui en rapport avec le meilleur joueur de tous les temps sur terre battue laisse moins de place à l’incertitude. Pour la grande majorité, Rafael Nadal a mis la concurrence au tapis. Grâce à des aptitudes ayant fait de lui ce qui se rapproche le plus – sans l’atteindre, évidemment – de l’invincibilité sur une surface.

 

Vaincre le lion de Némée et son cuir impénétrable, terrasser l’hydre de Lerne et ses têtes repoussant au double ou encore capturer Cerbère, le gigantesque chien-monstre polycéphale gardant l’entrée des Enfers. Pour ses douze travaux imposés, Hercule a dû accomplir des tâches inhumaines ; une chance qu’il soit né demi-dieu. Un peu comme si on avait demandé à Nick Kyrgios de contenir son tempérament volcanique pour l’empêcher d’entrer en éruption après une erreur arbitrale, ou de louer le tennis de Casper Ruud. Si le héros grec passait du mythe à la réalité pour vivre à notre époque, on pourrait s’amuser à lui trouver un pensum à la hauteur de sa légende. Tenter de rivaliser avec le sens du trick shot et du spectacle de Kyrgios, par exemple. Plus ardu encore : devoir battre Rafael Nadal sur terre battue, a fortiori en trois manches gagnantes.

«Que ressent-on quand on affronte Nadal à Roland-Garros ? J’ai eu l’impression d’être perdu dans le Sahara, avec des dunes sans fin à l’horizon, sans eau ni nourriture. » En 2006, Kevin Kim, ancien 63e joueur mondial écrabouillé 6/2 6/1 6/4 au deuxième tour, avait lâché cette image après avoir vécu l’expérience d’un match contre le surnommé « Rafa » sur la brique pilée parisienne. Et encore, à cette époque, ce dernier était loin du monument, désormais statufié dans le stade de la porte d’Auteuil, qu’il allait devenir. Son mythe ne contenait alors qu’un seul chapitre. Au moment de ces mots, l’Espagnol, qui fêtait ses 20 ans le lendemain, ne comptait « qu’un » titre du Grand Chelem. Celui conquis dans la capitale française l’année précédente, dès sa première participation. Mais par ses résultats, il s’était déjà imposé en « ogre de l’ocre » à l’appétit gargantuesque.

Après sa défaite face à Gastón Gaudio à Buenos Aires en février 2005, il avait remporté onze des douze tournois disputés sur terre, en signant un quatre sur quatre en Masters 1000. Seul Igor Andreev, alias celui qui avait pour but de faire le moins de revers possible, était parvenu à le stopper, à Valence. Au fil des années, le natif de Manacor a écrit toute une anthologie d’exploits et records. Pas seulement sur les courts où ses chaussettes ont fini teintées d’orange. Il est entré dans l’histoire en étant bien plus qu’un spécialiste de ces terrains. Mais c’est sur ceux-ci qu’il a établi une domination sans précédent. À tel point que le battre sur le revêtement sablonneux est presque devenu une ligne de palmarès en soi, y compris aux yeux de ses rivaux les plus prestigieux.

© Virginie Bouyer

C’est difficile de gérer le lift de Nadal, ça demande un peu de temps pour s’y adapter

Novak Djokovic

« Battre Nadal sur terre battue, c’est le défi ultime du tennis », a affirmé Andy Murray lors de diverses conférences de presse. Une expression qu’il n’a pas été le seul à répéter. « Affronter Nadal sur ce court central de Roland-Garros où il a eu tant de succès, c’est le plus grand défi qui existe», a déclaré Novak Djokovic en 2021. «Sur terre battue, c’est quand même difficile de le bousculer et de marquer des jeux, avait analysé Stan Wawrinka après sa défaite 6/2 6/3 6/1 en finale de RG 2017. C’est moins frustrant de jouer contre Federer sur gazon, même si tu ne vas pas gagner non plus. » Avant celle de l’édition 2019, Dominic Thiem – qui a finalement connu un sort similaire à celui du Suisse, 6/4 6/3 6/2 – était allé un peu plus loin : «Jouer contre Rafa sur ce court, c’est toujours le défi ultime, l’un des plus difficiles à relever dans le sport en général.»

Avant ses premières glissades de la saison 2023, le Majorquin aux 22 titres du Grand Chelem affichait un bilan de 474 victoires pour 45 défaites sur ocre depuis ses débuts sur le circuit principal. Soit 91,3 % de succès d’après les données de l’ATP. Un record dans l’ère Open, devant Roger Federer, avec 86,9 % sur herbe, et Björn Borg, 86,1 % sur terre battue. Au meilleur des cinq sets – Roland-Garros, Coupe Davis, finales de Masters 1000 et ATP 500 jusqu’en 2006 –, il a établi un ratio encore plus épastrouillant : 137 duels gagnés, 3 perdus. Personne n’a fait mieux, évidemment. Les trois revers ayant eu lieu à Paris, face à Robin Söderling en 2009, puis Novak Djokovic en 2016 et 2021. Et, à la lisière du bois de Boulogne, il a gagné 112 rencontres. 97,4 % de réussite, donc. Le plus haut pourcentage de l’histoire dans un Majeur, devant Borg – qui a eu une carrière beaucoup plus courte – avec 96,1 % à Roland-Garros et 92,7 % à Wimbledon. 

Parmi les atouts forts qui lui ont permis d’avoir les cartes en main pour mettre le paquet sur terre battue : faire tourner la tête de cette pauvre boule de feutre jusqu’à la rendre folle. Agent matrimonial, le gaucher des Baléares a permis à la puissance et au lift de se rencontrer pour donner naissance à une lourdeur de balle inédite jusqu’à son arrivée au haut niveau. «Dès le premier point du match, il met tellement d’intensité, avec des lifts énormes, a expliqué Djokovic pour l’ATP en amont du Masters 1000 de Rome l’an passé. C’est difficile de gérer ses balles, ça demande un peu de temps pour s’y adapter.» Si un maître absolu du contrôle a lui-même confié avoir besoin de quelques jeux pour encaisser le « surlift » de Nadal, imaginez l’ampleur de la difficulté pour les autres. Le genre de tâche que seul « Tom Crouille dans Mission pas facile, facile », comme dirait Éric Judor dans H, pourrait accomplir.

Pour se rendre compte en passant à l’échelle du commun des mortels, un joueur non professionnel, bien qu’étant d’un très bon niveau, aurait toutes les peines du monde, voire de l’univers, à renvoyer un lift de Nadal gratté à intensité maximale. C’est ce qu’a vécu Olivier Carlier, chef de groupe tennis expert chez Babolat. «En novembre 2009, juste avant Bercy, Rafa est venu à Lyon pour un premier test du cordage RPM Blast, n’a pas oublié cet ancien 0 au classement français. Nous étions trois employés de Babolat à faire chacun une session de 20 minutes avec lui. J’ai joué contre des adversaires négatifs qui avaient un début de classement ATP, mais là, j’ai vraiment eu un sentiment d’impuissance totale. Les fois où il a vraiment lifté et mis de la puissance pour tester la corde, il m’as mis à deux mètres sans aucune difficulté. La balle giclait énormément. Je me sentais écrasé, avec une sensation de lourdeur dans la raquette. J’étais tout le temps acculé, en prenant la balle un peu derrière. J’ai un revers à une main, et de ce côté, c’était impossible. »

© Antoine Couvercelle

Il (Rafael Nadal) reste celui qui se déplace le mieux sur terre battue 

Roger Federer

Après d’autres essais lors des mois suivants, « le taureau », comme d’autres de ses collègues, a adopté le RPM Blast de Babolat. Un cordage axé puissance et effets lui apportant encore un peu plus sur ses aspects par rapport au Pro Hurricane Tour qu’il utilisait auparavant. D’après les données de Data Driven Sport Analytics que nous a fournies Fabrice Sbarro, analyste de la performance travaillant avec des membres du top 10 et du top 20, Nadal a desquamé les balles en leur faisant subir 2973 rotations par minute en moyenne, avec son coup droit, sur les trois dernières années. Seul Casper Ruud est davantage monté dans les tours, avec 3081 rpm. Matteo Berrettini (2893 rpm), Federico Delbonis (2886 rpm) et Félix Auger-Aliassime (2863) ont complété le top 5. En revers, l’ancien numéro 1 mondial est sixième de ce classement, avec 2183 rpm. Derrière Ruud (2353 rpm), Stan Wawrinka (2327 rpm), Marco Cecchinato (2310 rpm), Richard Gasquet (2221 rpm) et Stéfanos Tsitsipás (2200 rpm). Notons que seul le Norvégien est parvenu à passer devant les adeptes de la prise à une patte dans ce domaine.

Cette machine à laver en guise de coup droit, à en essorer ses opposants jusqu’à la dernière goutte de sueur, Nadal l’a aussi acquise grâce à une technique particulière. Un geste presque iconoclaste pour les puristes, dont l’homme qui l’a formé. «Je n’aime pas le coup droit lasso de Rafael, j’ai toujours préféré le style classique, a déclaré Toni Nadal lors d’une conférence à l’université de Vigo en mars 2019. Il a commencé à jouer de cette façon jeune, pour gêner les adversaires qui étaient plus grands que lui. Il a gagné des titres, et c’est pour ça que nous avons continué à utiliser ce coup. Mais je ne l’ai jamais prôné, je n’ai pas cherché à le créer. Si je pouvais choisir, je préférerais le voir frapper comme Federer. » Depuis, il n’a pas changé d’avis. 

«Si tu regardes Rafael à l’entraînement, il fait un coup droit classique, sans terminer en passant au-dessus de sa tête, nous a-t-il rappelé. Oui, je préfère ça. Mais, la vérité, c’est que, pour jouer à Roland-Garros (et sur terre battue), c’est bien de mettre plus de lift. Ce qui est plus facile à faire avec la gestuelle de Rafael. » Le fait d’être gaucher a aussi joué son rôle dans l’impact de cette arme au rebond giclant de façon inouïe sur le revers des droitiers. Un cauchemar sans réveil, au-dessus de l’épaule, pour ceux à une main. À deux mains, c’est une allonge moindre qui a pu poser problème sur les coups croisés fuyant vers l’extérieur grâce à l’effet latéral imprimé par Nadal en plus de son lift infernal. En outre, il a pu compter sur un petit plus technologique pour optimiser les effets. La raquette Babolat Aeropro Drive qu’il a commencé à utiliser à 17 ans a été conçue spécialement pour donner un coup de fouet supplémentaire à son lasso, comme relaté dans l’article Pure Aero : une raquette qui fait effet, publié dans Courts numéro 13.

«Il n’est pas le seul à donner cet effet latéral (qui, entre droitiers, tombe sur les coups droits), donné en frappant la balle un peu sur le côté (pour la “brosser”), nous a précisé son oncle. Ça permet de s’ouvrir un peu plus le court. Sur terre battue, on sait que le coup croisé est plus efficace que sur les autres surfaces. Alors tu essaies de le répéter très souvent, de le travailler pour le faire un peu mieux à chaque fois. » Pour devenir le « roi de la terre », le protégé de Carlos Moyà a pu s’appuyer sur un autre as dans son jeu. «Il reste celui qui se déplace le mieux sur terre battue, a analysé Roger Federer devant les journalistes à Indian Wells en 2018. Il sera sans doute pour toujours le meilleur joueur de l’histoire sur cette surface.» À l’heure de ses premières prouesses, il donnait l’impression de s’être échappé d’un jeu vidéo. En cheat mode, tant sa capacité à réussir des défenses inespérées semblait irréelle.

© Antoine Couvercelle

Rafa voit quand je vais faire une amortie, avant même que je tape 

Carlos Alcaraz 

En regardant le résumé de sa finale à Rome contre Guillermo Coria en 2005, par exemple, il a fallu vérifier que la vitesse de lecture n’était pas réglée sur « x 1,5 ». Voire 2. Une remarque valable également pour l’Argentin et ses gambettes capables de mouliner jusqu’à produire autant d’énergie qu’un champ d’éoliennes. Puis, au fil des ans, l’homme qui a relancé la mode des t-shirts sans manches a perdu en rapidité. Mais, bien qu’étant dans l’année de ses 37 balais en 2023, il a conservé une mobilité hors du commun. Grâce à son sens de la glissade sur ocre, son équilibre et son anticipation, ce qu’on a pris pour habitude d’appeler « l’œil ». Pour Tennis TV en février, Carlos Alcaraz, interrogé sur l’amortie, l’un de ses coups favoris, en a fait la constatation.

«Je dirais que Tsitsipás a été celui contre qui ça (l’amortie) a le mieux fonctionné, a-t-il répondu. J’ai gagné le point quasiment à chaque fois. En revanche, contre Rafa, et aussi Djokovic, ça a été compliqué de les surprendre. Je crois qu’ils le voient quand je vais faire une amortie, avant même que je tape. Ils sont toujours dessus.» De quoi continuer à briller sur la surface la plus exigeante physiquement malgré les aiguilles du temps tricotant inévitablement le linceul de sa carrière de joueur professionnel. Mais effets et mobilité n’ont pas été les seuls éléments sortis du lot pour expliquer son règne rouge. «C’est tout un ensemble, nous a détaillé “tio Toni”. Le coup lifté, la capacité à beaucoup courir pendant de nombreuses années, son aptitude à renvoyer la balle dans une mauvaise position aussi. Parce que, sur terre battue, elle n’arrive pas toujours de manière parfaite comme sur dur (faux rebonds, notamment).»

«Maintenant, Rafael court un peu moins, a-t-il poursuivi. Mais il dézone moins aussi (pour tourner autour de son revers). » Car, par rapport à ses premiers pas sur le circuit, il a su faire évoluer son jeu. Beaucoup plus percutant en revers, il n’a plus eu autant besoin de se décaler sur son coup droit. Un gain d’économie pour le jeu de jambes. Surtout, par rapport à ses deux premiers sacres à « Roland » – 2005, 2006 –, il est devenu plus offensif. Plus proche de sa ligne, davantage entreprenant, il a su se bonifier pour faire cavaler son opposant plutôt que l’inverse. «Si tu regardes bien, dès Roland-Garros 2008, tu peux voir qu’il n’était plus défensif, sinon il n’aurait pas pu gagner si “facilement” (aucun set perdu, 6/1 6/3 6/0 contre Federer en finale), ni s’imposer à Wimbledon dans la foulée, a ajouté Toni Nadal. En 2005, 2006, il l’était. Parce qu’il était jeune, pas encore totalement formé, il avait besoin d’améliorer ses coups. Federer aussi a su évoluer. Si tu as joué de la même façon pendant 20 ans, ça veut dire que tu n’as pas progressé.»

Un constat partagé par Gasquet, qui s’est incliné 18 fois en autant d’affrontements face à Nadal. Record dans l’ère Open chez les hommes, à égalité avec le compère Gaël Monfils perdant de ses 18 duels contre Novak Djokovic ; cocorico ! «Nadal a eu cette force mentale de toujours chercher à progresser pour devenir de plus en plus complet, a analysé l’artiste du revers à une main dans son autobiographie, écrite avec Franck Ramella, sortie en 2022. Il y a six ou sept ans, je discutais avec Francis Roig, l’un de ses entraîneurs. Rafa avait un petit coup de mou, et Roig me disait : “C’est fini, Rafa ne gagnera plus.” Devant mon étonnement, il avait développé : “S’il n’arrive pas à avancer, à frapper la balle plus tôt, il ne gagnera plus un match.” Au fond de moi, je m’étais dit : “Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Il est fou ce mec…” Trois mois après, Nadal prenait vraiment la balle plus tôt. Il avait fait ce que je n’avais pas réussi à mettre en pratique.»

«Il faut s’améliorer sans cesse, même quand on est tout en haut, parce qu’avec le temps tu perds toujours quelque chose en chemin : un peu de fraîcheur, les jambes ne vont plus aussi vite, etc., a complété Toni Nadal. C’est ce que cherche à faire chaque joueur voulant rester au top pendant des années.» Une progression dans le jeu offensif ayant pour but, également, de ménager le pied gauche causant problème depuis les 18 printemps du neveu, et diagnostiqué plus tard comme atteint du syndrome de Müller-Weiss ? « Oui, nous a répondu le tonton. Mais, petit, il était déjà offensif, il prenait l’initiative, a-t-il continué. Puis il est arrivé sur le circuit très jeune, à 16 ans. Il devait affronter des personnes plus âgées, plus fortes physiquement, avec des jeux plus matures. Alors il a dû s’adapter. Il a dû courir davantage et a perdu un peu d’agressivité. Mais, quotidiennement, il a essayé de progresser. Et ça n’a pas été difficile de lui faire comprendre ça. Je lui répétais depuis qu’il était enfant : chaque jour, il faut faire plus. »

© Virginie Bouyer

Il faut s’améliorer sans cesse, parce que tu perds toujours quelque chose en chemin 

Toni Nadal

Sur une surface où se sont implantés les échanges longue durée, savoir construire le point s’est posé en qualité essentielle au succès. Ce que le quatuordécuple vainqueur de Roland-Garros –apprenons de nouveaux multiples grâce à lui – a intégré depuis l’époque où il avait encore une coupe au bol. «Si vous observez le numéro 10 mondial et le numéro 100 en train de s’entraîner, vous ne verrez pas forcément qui est le mieux classé, a-t-il observé dans son autobiographie rédigée avec John Carlin. En dehors de la compétition et de la pression qui l’accompagne, ils vont se déplacer et frapper la balle de façon très semblable. Cependant, il ne suffit pas de bien frapper la balle pour bien jouer, il faut aussi faire les bons choix, savoir s’il faut faire une amortie, frapper fort, en hauteur, en profondeur, à plat, couper ou lifter, et quelle zone viser. Depuis mon plus jeune âge, Toni m’avait beaucoup fait réfléchir sur les tactiques de base du tennis. »

«Si je faisais fausse route, Toni me demandait : “Pourquoi est-ce une erreur ?”, a-t-il révélé. Et nous en parlions, nous analysions mes erreurs en long et en large. Loin de chercher à faire de moi son pantin, il s’évertuait à me faire réfléchir par moi-même. Toni disait que le tennis était un jeu où il fallait synthétiser beaucoup d’informations très rapidement ; pour gagner, il fallait penser mieux que son adversaire. Et pour bien penser, il fallait garder son calme.» Si le mentor a planté la graine dans son esprit, il a fallu que quelqu’un d’autre l’arrose pour lui permettre de porter définitivement ses fruits. Et pas n’importe qui : l’homme qui, avant lui, détenait la plus longue invincibilité sur terre battue, avec 53 succès consécutifs. Une série qui a pris fin contre Ilie Năstase en finale du tournoi d’Aix-en-Provence 1977. Sur abandon, à 6/1 7/5 contre lui – c’était au meilleur des cinq rounds – pour protester contre le monstre à effets qu’utilisait le Roumain. « La raquette spaghetti », dont nous vous avons conté l’histoire dans Courts numéro 10.

«En 2004, Rafael a joué le tournoi de Sopot (où il a remporté son premier titre ATP), a raconté Toni Nadal lors d’un entretien accordé à Radio Villa Trinidad en 2020. Guillermo Vilas était là. Je suis allé le saluer et il m’a dit : “Je peux te dire quelque chose ?” Je lui ai alors demandé deux minutes de patience et j’ai couru pour aller chercher Rafael. Je voulais qu’il entende ce que Guillermo allait dire. Il lui a donné ce conseil : “Tous les joueurs du monde savent se déplacer latéralement sans aucun problème. Mais si tu fais une balle courte, une autre plus haute, une par-ci, une par-là, ils sont complètement déboussolés. Il faut varier un peu plus ton jeu.” Ça a été un moment décisif dans la carrière de Rafael. Certes, je lui avais répété ça quand il était petit, mais ça a eu beaucoup plus d’impact en venant d’un quadruple vainqueur en Grand Chelem (Roland-Garros et l’US Open en 1977, Open d’Australie 1978 et 1979).»

En partie grâce à ces paroles, l’élève a surpassé le maître en alignant 81 victoires de suite sur ocre entre sa défaite contre Andreev à Valence en 2005, puis celle contre Federer en finale du tournoi de Hambourg deux ans plus tard. Enfin, si Rafael Nadal a grandi au point d’être considéré comme le meilleur joueur de tous les temps sur cette surface, ça a été, aussi, grâce à un travail n’ayant rien à voir avec la technique ou la tactique. «Qu’est-ce qu’il faut pour être fort sur terre battue ? Une bonne mentalité, savoir souffrir, nous a affirmé Toni Nadal. Ça, c’est le plus important. » Sans cette caractéristique, impossible d’endurer, et de durer, sur la surface la plus exigeante physiquement. «Je me suis battu tellement dur pour gagner Roland-Garros une fois, et ce gars l’a remporté dix fois, a commenté Andre Agassi après la decima parisienne de Nadal en 2017. Il a poussé ce sport à un niveau complètement différent sur terre. Dix Roland-Garros… Vous vous rendez compte ? On croyait ça impossible, mais il l’a fait. »

Cinq saisons plus tard, il en avait quatre de plus. «Le plus grand exploit de l’histoire du sport en général », pour certains, à l’instar de Guy Forget dans Le Parisien. «Essayez de trouver, dans une discipline aussi populaire que le tennis, pas une qui compte 25 licenciés, un champion capable de gagner 14 fois le tournoi le plus dur de la planète, le truc le plus difficile qui existe. Il n’y en a pas. Quand Borg a gagné six fois, on disait que jamais personne ne ferait mieux. » Dans l’ère Open, chez les hommes, seuls Nadal et Borg ont gagné plus de trois fois porte d’Auteuil. À Wimbledon, quatre ont dépassé la triple couronne : Federer (8 titres), Sampras (7), Djokovic (7), Borg (5). Cinq à l’US Open – Connors (5), Sampras (5), Federer (5), McEnroe (4), Nadal (4) –, et trois à l’Open d’Australie qui était délaissé par les meilleurs du monde jusqu’au milieu des années 1980 : Djokovic (10), Federer (6) et Agassi (4). «Pour moi, il (Rafael Nadal) est au-dessus d’Ali, Pelé ou Jordan », a même lâché Forget. Pour contredire ou soutenir l’avis de l’ancien 4e de la hiérarchie planétaire, il faudrait comparer époques et sports différents, qu’ils soient individuels ou collectifs. Une enquête sans doute irréalisable, si ce n’est peut-être pour une personne. Un autre Hercule. Poirot. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.

Le campus AvEdgers

NB : Mis à part Edge, les catégories intersectionnelles sont purement indicatives et n’engagent que leur auteur.

Nous avons, chez Courts, pris l’habitude de vous parler régulièrement d’Edge, qui nous permet de vous faire découvrir les coulisses du monde du tennis à travers leur modèle unique de « Players Development Agency ». Et comme toute saga qui se respecte, celle d’Edge va se bonifiant, multipliant les nouveaux personnages attachants dans des décors familiers où les infrastructures se renforcent pour offrir aux héros les meilleures chances de victoire finale. Une gradation qui culmine dans cet article avec la visite d’une planète inédite entièrement fabriquée en gazon londonien et l’irruption d’un nutritionniste-star dans le box des AvEdgers (j’ai vérifié, la marque n’est pas déposée). 

 

Bonmont à la menthe

À Halloween, on offre aux enfants et aux ados des bonbons. Sauf quand ces enfants et ces ados sont de futures stars du tennis et qu’on s’appelle Edge, auquel cas on troque le sachet de bonbons pour le cachet de Bonmont où l’on fait construire un terrain sur gazon pour aider tout ce beau monde à préparer la courte saison sur herbe qui sépare Roland-Garros de la tournée US. 

Ceux d’entre vous qui sont déjà partis en vacances « dans la famille des autres » savent qu’il existe en la matière deux jurisprudences : la jurisprudence « sortez-moi de là » qui consiste en une accumulation de moments de gêne qui vous feraient presque regretter votre propre famille ; et la jurisprudence « œil attendri » qui vous pousse au contraire à admirer les trésors de douceur déployés par les autres pour créer de l’entente et du bonheur durable. Étant entendu qu’Edge a choisi de mener sa mission dans une ambiance familiale, on ne peut qu’être ému de découvrir les efforts consentis chaque jour par les administrateurs-parents pour offrir aux joueurs et aux joueuses les meilleures conditions possibles pour s’épanouir sur et en dehors du terrain. 

 

Pack EDGE = Full Package

Nous avons déjà à plusieurs reprises évoqué le travail d’Edge, pépinière de talents et agence à part dans le monde du tennis qui mise sa chemise et son short sur une jeunesse choisie pour son talent, ses qualités humaines et sa détermination. Pour une jeune joueuse ou un jeune joueur, la rencontre avec Edge a tout du golden ticket de Willy Wonka : le coup de foudre acté, l’agence met à sa disposition toutes ses ressources et pas des moindres pour l’aider à progresser. Et comme Edge travaille avec les meilleurs : Fabrice Sbarro et Shane Liyanage à la statistique, Dieter Calle pour la personnalisation de raquettes, Rick Macci à l’entraînement, pour ne citer qu’eux… Il faut aussi ajouter désormais des figures du circuit qui ont rejoint le Board de Edge telles que Dani Vallverdu (représentant des coachs auprès de l’ATP, directeur des tournois ATP et WTA de Washington, entraîneur actuel de Grigor Dimitrov et auparavant de joueurs comme Stan Wawrinka, Andy Murray, Del Potro, Berdych…), les jeunes progressent dans le monde avec à disposition un deck Pokémon rempli de cartes rares. 

Un kilomètre à pied, ça use… 

Ce terrain en gazon vient donc s’ajouter à une collection d’atouts en pleine expansion et qui, sans exagération, se trouvent vraiment à portée de main. Inutile de disposer d’un hyperpropulseur pour profiter de l’écosystème Edge : les AvEdgers ont leur campus à Neuchâtel en Suisse Romande, le club de Bonmont se situe à moins d’une heure entre Genève et Lausanne et Swiss Tennis, la Fédération suisse, est à quelques dizaines de minutes de voiture. En réalité, le tableau du campus s’apparente à un diagramme de Venn dans lequel les cercles « pratique », « excellent » et « beau » convergeraient vers le mot Edge, au centre du schéma. Vous ne visualisez pas ? Laissez-moi vous montrer. 

Cette organisation en campus permet à Edge de rationaliser la foule de prestations proposées à son pool de joueurs et à ses clients. La base est en réalité constituée d’un ancien pensionnat de jeunes filles composé de deux vieilles et grandes maisons situées en bord de lac à La Neuveville et transformées en B&B avec court privé en terre battue et piscine.

Le lieu peut accueillir jusqu’à une douzaine de joueuses ou joueurs entre deux tournois en Europe, qui y profitent de tout le confort dans l’épicentre du tout tennis. Fabrice Sbarro, statisticien et en charge de la division Edge Analytics, est installé à quelques kilomètres. Lionel Grossenbacher, spécialiste de la préparation physique qui s’est occupé des meilleurs juniors suisses depuis de nombreuses années et collabore encore avec une des meilleures joueuses au monde, habite tout à côté. Olivier Bourquin, référence de la nutrition, de la respiration, du sommeil et de la concentration, qui conseille notamment des joueurs de l’équipe de France de football ou des athlètes olympiques, est un voisin. Si ça continue, je vais commencer à avoir du mal à trouver des périphrases pour dire que tout se situe dans un mouchoir de poche. Le problème, c’est précisément que ça continue : une spécialiste des analyses posturales et qui fournit des semelles sur mesure à tous les joueurs Edge après évaluation et tests détaillés rôde dans les parages. Dieter Calle, le plus grand expert de la personnalisation de raquettes pour les pros et habituellement basé en Belgique, se rend sur le campus pour rencontrer les joueuses et les joueurs et pratiquer les tests de customisation. Swiss Tennis, situé à un quart d’heure, propose des terrains où viennent les meilleurs joueurs du pays. Un autre quart d’heure et les joueurs peuvent bénéficier d’un partenariat exclusif avec une salle de sport. Je continue encore ? Le campus accueille un cordeur à demeure en lien direct avec Benoît Mauguin, l’expert en la matière le plus connu du circuit professionnel, inégalable dans le conseil aux joueurs, et qui est, de même qu’une physiothérapeute tout exprès dépêchée,présent sur chaque Grand Chelem pour gérer les raquettes de tous les joueurs Edge en plus de ses propres clients privés (plusieurs Top 10 ATP / WTA). Et comme si ça ne suffisait pas, Edge a noué des partenariats avec les clubs autour du terrain privé pour que les joueurs puissent s’entraîner sur tout type de surface quelle que soit la météo (indoor et outdoor) avec des sparrings classés entre la 200e et la 500e place mondiale ATP, sous l’œil aiguisé de Rick Macci qui assiste à certains entraînements à distance par visio. 

Si Edge était une bagnole, ce serait une berline spatiale toutes options. 

Imaginez le rêve pour ces jeunes athlètes qui peuvent venir en train, accéder à la cuisine facilement, se déplacer à pied, le tout sans perdre de vue le lac que la vallée domine. Ajoutez à cela un terrain en gazon véritable, et le Graal est atteint. 

 

Chez eux, l’herbe est plus verte

De Neuchâtel à Bonmont, il y a donc moins d’une heure de voiture. Et à Bonmont, grâce à Paul Reardon, un spécialiste passionné, Edge vient, nous le disions, de construire un terrain en gazon naturel aux côtés des autres terrains en gazon synthétique déjà implantés. Et pas n’importe quel terrain : le type de gazon, les poteaux, l’ensemble du court est importé d’Angleterre et rigoureusement identique à ses homologues de Wimbledon. De là se pose bien sûr la question de l’entretien : une question beaucoup plus simple qu’il n’y paraît lorsque l’on sait que le club de Bonmont est avant tout un club de golf. Demander au greenkeeper (le formidable Benoit Jaymes) d’entretenir un court en gazon, c’est demander à Rachmaninov de jouer Chopsticks (mais si, vous savez, le morceau que même les gens qui ne savent pas jouer de piano savent jouer et qui fait Ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti… ti ti ti Ti ti (ad lib)) : voilà un court qui sera donc bien entretenu et exclusivement réservé aux partenaires choisis par Edge. 

Un terrain d’exception qui ne servirait dès lors que quelques jours par an à des Happy Fews ? Le plan est, bien sûr, encore plus ambitieux : pour faire vivre le terrain et le club, Edge va en effet organiser sur ce terrain un tournoi exhibition chaque année entre Roland-Garros et le début de la saison sur herbe. Certains des plus grands joueurs et joueuses du monde ont déjà donné leur accord pour participer à l’événement qui a de quoi séduire : le club de golf, qui comporte une abbaye authentique, est situé en hauteur avec vue sur le lac et le Mont Blanc et est adossé à un Relais & Château vieux de mille ans (le château, du moins). S’entraîner dans des conditions similaires à celles de grands tournois dans un lieu paradisiaque à l’écart des gêneurs et non loin de chez soi ? Voilà une proposition qui s’étudie même quand on a l’habitude de partir en vacances dans la famille des autres. 

Sans doute déjà un aperçu du scénario du prochain film.  

 

Article publié dans COURTS n° 15, automne 2023.